Critique – Fiction

Le repos des pauvres

Lise Tremblay s’inscrit dans une génération d’écrivains en deuil.

Le dernier opus de Lise Tremblay raconte en alternance la fin de vie de ses deux parents, son père s’éteignant dans la chambre bleue d’une maison de soins palliatifs, sa mère se remettant d’une dépression dans la chambre blanche d’un hôpital psychiatrique. On ne peut s’empêcher de remarquer que le livre de Tremblay entre en résonance avec plusieurs autres publiés récemment, par des écrivains qui retracent eux aussi la maladie ou la mort des parents, que l’on pense au titre primé Le feu de mon père (2014) de Michael Delisle et à L’album multicolore (2014) de Louise Dupré, ou encore à La ballade d’Ali Baba (2014) de Catherine Mavrikakis et à La nageuse au milieu du lac de Patrick Nicol (2015). Ces ouvrages ont en commun d’aborder l’écart qui se creuse entre des parents issus de la classe populaire et des fils et filles lettrés, un thème qui nous ramène inévitablement aux textes phares d’Annie Ernaux. Ils participent également, à travers l’exploration de deuils privés, à faire émerger un monde disparu, le Canada français des années 1940 et 1950 dans lequel la génération de leurs parents a évolué.

Cette démarche est la plus marquée chez Tremblay, dont les parents évoquent deux figures tout droit sorties de la mythologie de la Grande Noirceur: un père silencieux, grugé par l’impuissance, une mère «folle et mauvaise», incapable d’aimer ses enfants. «L’histoire de la folie de ma mère commençait dans un monde sauvage, un monde dont elle parlait rarement. Elle n’avait pas les mots. Elle n’avait que la violence.» Le récit de Tremblay ne nous permet d’entrevoir «ce monde sauvage» que furtivement, à travers certaines images comme le chien borgne ou la maison en bardeaux qui hantent le texte et distillent la misère d’une famille qui se croit damnée. Mais l’auteure refuse de nous faire pénétrer plus avant dans ce milieu qui l’a «forcée à l’exil». Elle écrit avoir plutôt choisi l’autre voie, celle de la dignité et de la résilience représentée par la famille paternelle. Chez eux, l’endurance l’a emporté sur la folie. Pourtant, la colère sourde qui traverse son œuvre anime encore ici chacune des phrases, et fait surtout écho à la révolte de sa folle de mère, celle qui perd la tête plutôt que de la baisser. La forme du roman témoigne d’un difficile compromis, qui consiste à honorer la mémoire des pauvres, tout en refusant leur succession. Depuis l’exil, Tremblay fait quelques pas vers le monde de ses parents, mais se trouve incapable de remonter tout le chemin, abandonnant au lecteur quelques fragments d’un passé refoulé dont nous sentons confusément qu’il aurait quelque chose de plus à dire sur le présent.

N° 311: Habiter ou exploiter le monde?

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