Éditorial

Le monde meilleur

Ça se passe dans le métro. Du wagon, surtout quand il est en mouvement, on voit du jaune, presque une tache, même si c’est trop rectangulaire pour en être une, on s’en rend compte une fois sur le quai. C’est une affiche, on le voit bien. On voit aussi comme il faut le jaune pâle, presque pisse, qui tire un peu sur l’ocre. On voit le gars. Il est ordinaire, il n’y a pas d’autre mot. Rondelet, un peu, à peine, avec des joues de bébé, pas tout à fait un double menton mais presque. Disons, pour faire bonne mesure: un menton et demi. Il porte des jeans, une chemise en dessous de son chandail en polyester, il a un sourire timide, pas baveux pas une miette, la représentation même de celui qu’on ne remarque nulle part, ni sur la rue, ni dans le métro, ni au centre d’achats. C’est un nobody, comme le disent les Anglais, mais pas le Personne du rusé Ulysse. Juste l’anonyme. Celui qu’on ne distingue jamais dans une foule parce qu’il en est la matière première. L’affiche n’ose bien sûr pas nous affirmer que c’est un loser, mais en le regardant, même trop vite, il est évident qu’on ne le verra jamais vendre des bobettes Calvin Klein ou des vestons Armani. Le gars n’a pas le phy­sique de l’emploi. Et je ne dis pas le gars à la légère. L’affiche, c’est insidieux, nous incite à ne pas tout à fait le considérer comme un homme, ce qui ne l’empêche pas de lui donner la parole ou, enfin, de lui mettre dans la bouche un slogan: c’est ma façon de rendre le monde meilleur. L’affirmation frappe d’autant plus que le gars est pâlot. Je ne l’entends pas ici de façon métaphorique – quoique –, mais bien picturale. Le jaune dont je vous parlais tantôt ne couvre pas seulement le fond de l’affiche, il se trouve en même temps en surimpression. Du coup, le gars à l’air de s’y dissoudre.

L’affiche est là pour nous inciter à participer à une étude clinique. Faire du bien, c’est payant, précise-t-elle. Ceux qui l’on bricolée doivent faire partie du département marke­ting d’une compagnie pharmaceutique dont je tairai le nom pour nous éviter des ennuis. On peut se plaire à imaginer qu’on les a payés grassement pour leur peine. Suffisamment, à tout le moins, pour ne pas avoir à faire les cobayes chez leur employeur pour arrondir leur fin de mois. Parce que pour avoir l’impression, peut-être même la certitude, la conviction qu’accepter de se transformer en rat de laboratoire, c’est-à-dire de se départir volontairement de sa dignité pour à peu près mille ou mille cinq cents piasses, est une façon de rendre le monde meilleur, il faut se trouver dans une situation financière délicate. Ça me semble un pré­requis. Un autre étant sans doute un souci de soi flacotant, ou mal placé, ou rongé de part en part par la désespérance, le nihilisme et la résignation.

Cela dit, pour participer à ce genre d’essais, il ne faut pas non plus se trouver à la dérive, en être réduit, par exemple, à passer ses nuits dans un portique de caisse populaire vaguement au chaud à côté d’un guichet automatique. Il faut être serré, oui, momentanément mal pris, oui, mais aussi être encore capable de croire au vrai bonheur du vrai pouvoir d’achat. L’idéal est peut-être d’avoir une job ayant la particularité de distiller des honoraires d’une teneur homéopathique. Rien, donc, ne pouvant de près ou de loin ressembler au salaire d’un plombier ou d’un prof de cégep, d’un col bleu ou bien d’une infirmière, encore moins, bien évidemment, d’un médecin spécialiste. Je vais ici verser bêtement dans la démagogie, vous me pardonnerez ou non, mais ce n’est pas quelqu’un comme Robert Sawyer, le président-directeur général de Rona, ayant empoché une véritable fortune dans la vente de l’entreprise, qui est le public cible de cette campagne de pub-là. Les employés qui ont perdu leur job dans le proces­sus, par exemple, peut-être bien. Si votre force de travail ne vaut plus la peine d’être exploitée, l’exploitation pure et simple de votre corps peut toujours générer de grands profits. C’est rassurant.

Ce qui me rend fou, ce n’est pas qu’on propose à des gens plus ou moins désemparés de considérer leurs muscles, ou leurs organes, ou leurs neurones comme une ressource à pressurer, c’est qu’on ait le culot, le cynisme même, de leur faire croire qu’en se laissant utiliser, manipuler, ponctionner par une des industries les plus rentables et puissantes de la planète, permettant ainsi à Pharma-Chose de bizouner une molécule pouvant lui ouvrir de nouveaux marchés, ils puissent d’une manière ou d’une autre rendre le monde meilleur. Je sais bien, il faut être d’une grande naïveté pour prêter foi à un slogan, publicitaire ou pas. Mais nous sommes d’une grande naïveté. Si nous n’avions pas tendance à croire et à embrasser les menteries manufacturées des puissants, le monde serait sans doute tout autre. Mais on aime croire. Ce qui reste tout de même hallucinant dans une époque n’ayant plus foi dans le progrès, peu portée sur l’espoir, et incapable de concevoir un monde meilleur.

N° 312: Marie-Claire Blais

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