Entretien

Jean Vioulac

Le totalitarisme sans état

La logique totalitaire, dernier ouvrage du philosophe francais Jean Vioulac, dresse le portrait d’un totalitarisme nouveau genre, qui se passe de l’État. Nous avons rencontré l’auteur.

Vous dites que le capitalisme est devenu «totalitaire». Pour certains, ce serait pécher par excès de pessimisme, de catastrophisme. En quoi l’usage d’un terme aussi fort est-il justifié pour décrire ce qui arrive à l’Occident et au monde?

La thèse semble en effet paradoxale, puisqu’au vingtième siècle le concept de totalitarisme a été élaboré comme antithèse du libéralisme, pour défendre les sociétés de marché contre le Léviathan de l’État. Mais mon propos consiste précisément à dégager le concept de totalitarisme de son usage idéologique pour l’élaborer philosophiquement et ainsi dissocier la question du totalitarisme de celle de l’État. Il me semble donc difficile de se passer de tout concept de totalitarisme pour penser notre situation aujourd’hui. Le phénomène le plus caractéristique de notre époque est en effet ce que l’on appelle la «mondialisation» ou «globalisation», processus au long cours qui intègre tous les hommes, tous les peuples et tous les territoires dans un même espace-temps. L’intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c’est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tous dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de «totalisation» pour définir ce processus. Or historiquement, c’est bien le capitalisme qui en est à l’origine, et la totalité contemporaine est le marché mondial. Le marché est totalisant, et d’ailleurs tout le monde est à peu près d’accord pour le reconnaître, y compris un théoricien du néolibéralisme comme Friedrich Hayek, qui voyait dans le marché mondial un «cosmos» qui se substituait à l’antique nature.

Dès lors, deux questions se posent. D’une part celle de la puissance, puisqu’on ne peut parler de totalitarisme que s’il y a une puissance effectivement contraignante qui opère la totalisation, d’autre part celle de la liberté, puisque le concept de totalitarisme implique une soumission de tous les individus à un pouvoir total. Le néolibéralisme va donc refuser ce concept parce qu’il prétend que le marché est l’interaction harmonieuse et pacifique des libertés. Mais en réalité, si les actions individuelles sont harmonieuses, c’est d’abord que chaque homme est redéfini comme calculateur de ses intérêts et ensuite que l’intérêt de chacun est strictement assigné à la recherche d’une valeur abstraite, l’argent.

Jean Vioulac est professeur agrégé et docteur en philosophie, auteur notamment de L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique (PUF, Épiméthée, 2009) et de La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’Occident (PUF, Épiméthée, 2013). Il a enseigné à l’Université Paris-Sorbonne, à la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris et dans plusieurs lycées de la région parisienne.

Éric Martin est docteur en pensée politique et professeur au département de philosophie du Cégep Édouard-Montpetit. Il a publié, avec Maxime Ouellet, Université inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir (Lux, 2011). Il a également enseigné à l’uqam et à l’Université d’Ottawa, et est membre du Collectif SOCIÉTÉ/Groupe interuniversitaire d’étude de la postmodernité (GIEP).

N° 303: Politiques culturelles

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