Un mourant épatant
Malraux, qui n’avait rien fait pour qu’on descende la dépouille de Gide dans les caves du Panthéon (pensez donc! un pédéraste!), laissait parfois filer sans mot dire l’impression que c’était lui qui, dans l’entre-deux-guerres, avait qualifié de contemporain capitall’auteur des Faux-monnayeurs quand c’était le journaliste André Rouveyre, un ami d’Apollinaire, qui avait ainsi titré sa série d’articles parue en 1924 dans les Nouvelles littéraires ; Malraux ne volait pas que des statuettes khmères…
Mort à 82 ans en 1951, l’écrivain des Nourritures terrestres et des Caves du Vatican, l’homme du Journal et l’auteur du Retour de l’U.R.S.S. demeurait une belle proie. Son œuvre faisait encore de l’ombre à d’autres. Mis en terre, Gide allait subrepticement entrer dans la nuit des morts-vivants. C’est un peu ça – référence au film de George A. Romero exceptée (il n’était pas tourné) – que Sartre prédit quand, dans Les temps modernes de mars 1951, il écrit: «On le croyait sacré et embaumé: il meurt et l’on découvre combien il restait vivant…», ajoutant: «il déplaisait encore et déplaira longtemps …» Sartre enviait cet homme qui avait réalisé contre lui l’union des bien-pensants de droite et de gauche.
Mais la mort de Gide, comme celle de Sartre le fera en 1980, n’attira pas la foule des boulevards. La cérémonie fut discrète, à la campagne, dans le Calvados, au petit cimetière de Cuverville; il y eut tout de même un début de pugilat mené par Roger Martin du Gard lorsque, au mépris des instructions de Gide, arriva un pasteur que la famille de sa défunte femme, les Rondeau, avait invité pour deux mots; il les ravala. La disparition du plus rapproché des ancêtres de la jeunesse de mai 1968 ne pouvait pas rameuter la ribambelle de ceux (ils avaient alors trois ou quatre ans, ils jouaient aux pirates et aux princesses) qui, dix-sept ans plus tard, arrière-petits-fils des premiers lecteurs des Nourritures terrestres, interdiraient d’interdire, décréteraient de Jouir sans entraves, déclareraient «Nous sommes tous des indésirables», écriraient sur les murs (il aurait bien ri de ce slogan-là!) «Plus jamais Claudel!» Pour Claudel le catholique, quelqu’un comme Gide était rien de moins (il l’a écrit dans son Journal le 9 août 1934) qu’«une citerne empoisonnée», de la boue, qui écrivait de la littérature de marécage.
Robert Lévesque est écrivain. Il dirige également la collection Liberté Grande au Boréal où est paru en 2011 Déraillements, son dernier ouvrage.