Critique – Littérature

Quelques versions du réel

Emmanuel Carrère, journaliste mais toujours écrivain.

Emmanuel Carrère est un formidable conteur: quiconque est resté accroché aux pages de Limonov le sait bien, tout comme les lecteurs qui se sont découvert un intérêt inusité pour les premiers chrétiens en entrant dans Le royaume. J’ouvre ses livres en savourant d’avance mon plaisir, comme on va voir un ami qui a toujours une bonne histoire à partager. C’est d’ailleurs le cas dans Il est avantageux d’avoir où aller, recueil de chro­niques et d’essais publiés entre 1990 et 2015, dans lequel sont rassemblés biographies d’ar­t­istes et de personnalités publiques, faits divers marquants et anecdotes personnelles.

Les habitués ne seront pas déstabilisés: les obsessions de Carrère sont présentes dans la série de portraits qui composent le recueil, notamment dans les articles sur des sujets développés dans d’autres livres (L’adversaire, Un roman russe). Si ses textes relèvent d’une démarche journalistique, ou à tout le moins généralement respectueuse des faits, Carrère aime spéculer, creuser les motifs qui expliqueraient tel ou tel acte, saisir les motivations secrètes des protagonistes de ses récits. Comme il sait le montrer avec brio, la vérité intérieure d’un être et la cohérence qu’il donne à ses actions sont infiniment plus riches et déstabilisantes qu’une lecture rapide des événements ne le laisse deviner.

Un nombre considérable d’essais mettent en scène des gens qui refusent leur réalité ou qui, à force d’efforts, finissent par lui imposer une transformation si profonde qu’elle en devient méconnaissable. La vie de Jean-Claude Romand, ce faux médecin qui a assassiné parents, femme et enfants pour éviter qu’ils ne découvrent le mensonge sur sa profession ayant cours depuis une décennie, est exemplaire de cette fascination pour l’autre réel que l’on se crée, mais elle n’est pas la seule. Un long reportage raconte la frénésie qu’a suscitée un romancier, auteur d’un ouvrage mystérieux, L’homme-dé, dont on ne sait s’il ressort de la confession ou de la fiction. Ce livre culte raconte comment la vie de l’auteur, Luke Rhinehart, a basculé lorsqu’il a décidé de remettre toute décision au pouvoir des dés, et donc du hasard, que les enjeux soient triviaux (quoi manger pour dîner) ou d’une importance capitale (tromper sa femme, déménager dans un autre pays). Les disciples de Rhinehart sont nombreux, et leurs ren­contres avec Carrère ne montrent pas tant une bande d’illuminés que des gens avides de renouveler le domaine des possibles. La réalité peut être élargie; d’autres avenues existent, imperceptibles au premier coup d’œil parce que masquées par l’habitude.

N° 314: Prendre la littérature au sérieux

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