Critique – Littérature

Rire pour ne pas mourir

La survivance à l’œuvre dans l’écriture de Marie-Andrée Gill.

Dans Frayer, le second recueil de Marie-Andrée Gill, on retrouve la voix vive, décomplexée, presque délinquante mise en place par la poète dans Béante, son premier ouvrage. Dans l’un comme dans l’autre, l’auteure explore les questions d’identité et de mémoire collective, mais alors que Béante le fait en décortiquant le corps, sa matérialité et sa rencontre avec l’autre, Frayer nous dépose aux limites géographiques du territoire de l’auteure. Les premiers poèmes en dessinent les frontières: devant, la vaste étendue d’eau du Piekuakami; derrière, la réserve qui se déplie parmi les maisons identiques et les chiens errants. Entre les deux, le rempart de béton que le temps et l’eau ne cessent de gruger, et qui se dresse comme un hiatus entre l’immobilité et la fuite. Debout là, le regard tourné vers le large, une femme. C’est entre eux – la femme et le lac – que le dialogue s’établira.

D’une page à l’autre, l’écriture se trouve bercée entre la paralysie des «tipis de béton», le «temps impossible, gelé» du rempart et les sursauts de vie des sapins qui «dansent en slow motion et la terre / d’orgasme [qui] vibre». Marie-Andrée Gill use savamment de cet état liminaire de latence, d’hibernation. Le temps tout comme la terre, les habitants tout comme leurs aspirations nous paraissent d’abord figés, presque fatalement. Mais rapidement, l’écriture s’emplit de glissements, de cassures desquels une clarté fuse. Un mouvement se met en place. Au centre, une voix, tantôt adolescente et tantôt témoin de l’amoncellement des siècles, incarne cet état de survivance. À l’instar du lac pris dans les gelées hivernales, elle connaît «le fardeau de naître / entre les vertèbres de chaque épaisseur de la glace», mais sait qu’elle doit «chercher sans relâche / quoi faire de sa peau / par les petites rues les chemins de bois / les raccourcis de cimetière et de chemin de fer / chercher / chercher». L’écriture de Gill n’abandonne pas. Derrière la laideur apparente d’un quotidien décrépit persistent les rémanences incre­vables d’une beauté farouche. Ponctuant le récit, se retrouvent çà et là des segments décrivant les mœurs de la ouana­niche que l’auteure nous offre comme clés de lecture. L’un d’eux nous rappelle que le saumon d’eau douce qui hiberne dans le Piekuakami survit presque toujours à la fraie, embrasse à lui seul cet état de survivance terrible mais magni­fique: si la ouananiche «survit presque toujours», c’est que – parfois – elle succombe et, avec elle – du moins, c’est ce que Frayer semble nous chuchoter – l’identité, la voix, le poème.

Heureusement, à ce constat impla­cable, Frayer oppose une résistance. Celle-ci devient possible grâce à un nous qui ouvre le recueil sur une promesse: «Nous autres les probables / les lendemains / les restes de cœur-muscle / et de terre noire / Nous autres en un mot: territoire». Au je qui se sent comme «un village qui n’a pas eu le choix» se greffe ce nous atemporel, communautaire, anonyme mais incarné, qui devient porteur d’identité et de mémoire. Et pour demeurer, pour ne pas se perdre, pour garder le cap vers ces «probables» et ces «lendemains», il lui faut rire: «Et nous rions. En plastrant les fantômes restés collés / sur la tempête de nos corps / nous rions.» Le rire dans Frayer est grinçant et empli d’autodérision. Ceux qui le partagent forment une communauté lucide. Rire, c’est se mettre à exister, mais c’est aussi «arrêter de faire semblant / c’est lécher son assiette et les os / jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien que l’écho de nos rires où les rapaces attendent de dévorer / le futur». Le rire-ensemble se fait d’autant plus puissant qu’il se répercute dans un silence – ou, du moins, une impossibilité de dire les choses – qui lui sert de porte-voix. Que les mots fuient, manquent et nous forcent à attendre «de trouver la parole habi­table», cela importe peu puisque pour rire, nul besoin de mots. Dans le silence, le rire peut éclater et alors, de «cette impression d’avoir trop ri: notre pouvoir».

N° 314: Prendre la littérature au sérieux

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