L’inassignable
On fait des grandes œuvres d’art un usage tout aussi déplacé lorsqu’elles servent les fins de l’éducation ou de la perfection personnelles, que lorsqu’elles servent quelque autre fin que ce soit.
— Hannah Arendt
Alors que, depuis juin dernier, l’État consulte artistes, administrateurs, quidams et autres acteurs et actrices de la «scène culturelle» sur la politique de la culture que devrait adopter le Québec, je m’interroge dans mon petit coin sur le malentendu institutionnel que recouvre le mot «culture» et sur ce qu’il y a d’inappropriable, d’inassignable au cœur de la littérature. Prête à courir le risque d’être taxée de puriste, je poserai que toute justification économique, sociale, nationale, politique, linguistique, psychologique ou morale de l’art et de la littérature dévoie la seule tâche intrinsèque d’une œuvre, laquelle consiste à nous mettre en contact avec ce qui, en nous comme dans le monde, résiste de façon vitale, absolue, à toute appropriation et à toute assignation. Puriste et absolutiste, oui, j’assumerai ces tares, pour autant qu’elles viennent nommer tant bien que mal une vision un peu insensée des œuvres, une quête de sens éperdue, traversée tantôt par le sublime tantôt par la sauvagerie, que la «culture» et les discours bienséants (et plus ou moins incultes) qu’elle suscite cherchent au moins autant à domestiquer qu’à recouvrir.
C’est pourquoi, loin de m’étonner du peu d’importance qu’on accorde à la littérature dans les médias et dans notre système d’éducation, où les cours de littérature continuent à exister parce qu’ils s’appellent des cours de français et qu’ils livrent leur lot de «compétences», ce sont les moments où les institutions semblent s’être laissées porter par une aspiration symbolique qui me paraissent relever d’un immense malentendu. Je pense à la belle histoire que l’on se raconte souvent sur la place de la culture et de la poésie durant la Révolution tranquille; aux cris que l’on pousse quand on regrette les beaux jours de la chaîne culturelle de Radio-Canada, de l’ONF, de l’université, de toutes ces institutions plus ou moins en ruines dont on s’épuise, moi la première, à défendre les fantômes. Le malentendu tient à ce que fonder une institution, une nation, une école, est un geste dont la logique instituante de conservation et de développement, bien sûr nécessaire socialement, s’oppose toujours ultimement au pouvoir destituant qui se trouve à l’œuvre dans toute œuvre digne de ce nom, y compris lorsqu’elle est accaparée par l’institution.
Ce malentendu recouvert et entretenu par le mot «culture» est d’autant plus grossier aujourd’hui que le pouvoir affiche le plus souvent sans vergogne son mépris du symbolique et des institutions elles-mêmes, ne cherchant même plus à faire bonne figure en faisant semblant que ses décisions peuvent reposer sur autre chose qu’un calcul cynique. Hannah Arendt a déjà, dans son essai «La crise de la culture», lumineusement déplié le passage du philistinisme inculte (du mépris pur et simple de ce qui n’est pas directement utile ou monnayable) au philistinisme cultivé de la modernité (à la valorisation de la culture comme valeur d’échange dans le cadre d’un processus d’édification personnelle et sociale), puis au philistinisme du consommateur contemporain: «Bien des auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire.» Le règne de l’insatiable dévoration consumériste n’est bien sûr pas révolu, ce qui n’est pas pour autant une invitation à devenir nostalgique d’une culture fonctionnant comme valeur d’échange dans le marché du raffinement social – ou de l’affirmation nationale. Nul besoin d’en être nostalgique, de toute façon, puisque ce marché connaît encore des sursauts dans notre société confuse où il est encore chic, malgré tout, d’être un «consommateur de produits culturels» et de faire partie de la «clientèle étudiante» investissant son capital existentiel au sein de l’«économie du savoir».
Frédérique Bernier enseigne la littérature au cégep de Saint-Laurent.