Le temps de la liberté
Dans trois ans, Liberté sera sexagénaire. Apparue dans le paysage culturel et politique québécois en 1959, elle a nourri – et s’est nourrie de – cette période de débats et de transformations qui ont profondément marqué l’histoire du Québec. Elle a accompagné un peuple longtemps resté dans les marges de sa propre histoire, critiquant tantôt son provincialisme, interrogeant parfois les formes vides de son ouverture sur le monde. Elle a connu, comme toutes les revues, des hauts et des bas. Elle a traversé des crises et vécu les spleens post-référendaires. Elle a parfois douté, y compris de sa pertinence, mais elle est encore là, convaincue de la nécessité, encore et toujours, de faire entendre une parole libre. Qu’on se le dise: Liberté est là pour rester.
Les combats d’aujourd’hui ne sont certes pas ceux de l’aube de la Révolution tranquille, alors portés par la soif de ce qui a donné son nom à la revue. Cela ne signifie pas, toutefois, que l’idéal de liberté nous soit devenu accessoire. Mais à une époque où à peu près tout le monde se réclame d’elle, d’un extrême à l’autre du spectre politique, il faut avoir le courage de se questionner sur la liberté elle-même, d’en explorer les horizons et d’en penser les conditions de possibilité. Si elle ne s’ancre pas dans un lieu et dans une histoire, la liberté devient en effet une abstraction, une idéologie au service du néolibéralisme, en train de détruire jusqu’à l’idée de société.
Une évidence: le combat pour la liberté, aujourd’hui, au Québec, ne peut être assimilé à celui d’il y a six décennies. Non, quoi qu’en disent encore certains esprits chagrins, l’Église n’est plus en mesure de jeter son ombre sur le Québec, et si la défense de la laïcité peine parfois à s’exprimer de façon cohérente, aucune religion (ni aucun de ses leaders plus ou moins autoproclamés) ne peut sérieusement aspirer à peser sur le Québec comme le fit jadis le catholicisme. Il y a, pourtant, péril en la demeure. Un péril d’une évidence tellement massive que, fondu dans le décor, on ne le voit plus. Et pourtant. La liberté aujourd’hui célébrée et promouvant la souveraineté individuelle se déploie dans une dynamique finissant par nourrir son exact opposé: l’assujettissement. Comme si nous nous étions émancipés de Dieu (ou des dieux) pour nous soumettre à une logique «objective» à laquelle nous n’aurions d’autre choix que de nous adapter, chacun dans son coin. L’extension de la liberté individuelle accompagne ainsi, au Québec comme ailleurs, l’impuissance croissante de toute communauté politique à agir sur son devenir, du coup abandonné à un fatum écrasant, comme si l’histoire était déjà écrite plutôt qu’à écrire. La mondialisation? L’économie tous azimuts? La destruction de la planète? Les scandaleuses inégalités? L’insignifiance du débat public (ou de ce qui en tient lieu)? «Même la liberté a un prix», susurre l’air du temps.
Est-ce à dire que Liberté devrait changer de nom et carburer désormais à la nostalgie d’un passé trempé dans l’eau bénite? Pire, Liberté serait-elle devenue liberticide? Bien sûr que non. Mais «comprendre dangereusement», pour reprendre la formule d’Hubert Aquin devenue la devise de la revue, exige de rompre avec une vision de la liberté qui dissimule complètement sa dimension politique. La liberté s’est en effet d’abord pensée et construite dans une lutte contre l’oppression: elle n’a jamais été – et ne l’est pas davantage aujourd’hui – une condition native de l’être humain. En la naturalisant, en la réifiant, on la dépouille de sa dimension critique, alimentant du même coup la méfiance à l’égard de la société, réduite en certains milieux à un simple obstacle au déploiement de la liberté individuelle. Comme si l’idéal d’émancipation devait mener à l’affranchissement à l’égard de la société; comme si celle-ci n’était qu’un lieu d’aliénation à fuir!
La liberté porte une exigence sans laquelle elle devient sans objet: il faut oser reconnaître ses limites pour veiller à sa préservation. C’est parce qu’elle est précaire que la liberté doit être pensée, et c’est parce qu’elle la chérit que Liberté refuse de la laisser devenir une cage (plus ou moins) dorée dans laquelle nous aurions le loisir de tourner à vide, à la vitesse de notre choix. Le Québec, en s’inscrivant dans une dynamique pluriséculaire, a fini, après bien d’autres contrées, par renvoyer dans l’au-delà la figure de Dieu: rien ne le condamnait pour autant à faire de l’ici-bas, de notre monde, le seul que nous ayons, un désert dans lequel la culture apparaît désormais comme quelque chose de suspect, du moins quand elle ose aspirer à être davantage qu’un simple divertissement. Extraordinaire effet pervers du tout-à-la-liberté, quand celle-ci devient un ersatz d’autonomie: l’individu devient peu à peu l’ultime mesure de la «réalité». Ce sont dès lors ceux et celles qui refusent de réduire la société à une abstraction qui sont aujourd’hui taxés d’être des rêveurs ou des pelleteux de nuages. Les autres, les «réalistes», ces «progressistes» nouveau genre, peuvent du coup appeler à la prosternation devant l’autel d’un monde immanent vidé de toute substance mais porteur de mille contraintes. Cette «réalité», étrangère à la culture, à l’histoire, bref, à tout ce qui donne forme aux rapports liant les gens, referme ainsi l’horizon d’un monde commun qui serait une responsabilité collective, politique. Dans ce monde informe, où l’individu «libre» s’emmure dans ses idiosyncrasies et ses inclinations particulières, l’espace politique devient un lieu à investir cyniquement, comme s’il n’y avait rien d’autre que l’intérêt bien compris, élevé à l’alpha et l’oméga de l’existence humaine. Affranchis de la gangue religieuse, nous pouvons alors rêver (éveillés) de vivre comme des individus autofondés, multitude de Robinson esseulés, régnant chacun sur son île déserte, conformément à notre «nature humaine», que la «réalité» aurait enfin eu la grâce de nous révéler.
Si elle demeure bien sûr essentielle, la critique de l’économie et de sa théologie étroitement utilitariste ne suffit plus pour nous élever à la hauteur des enjeux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. On doit certes dénoncer la fatuité du discours économique, qui aime se draper des vertus de la «raison», une raison qu’il conjugue au temps d’une liberté réduite au choix du consommateur, comme si la rationalisation des moyens (et le fétichisme de l’efficacité) promettait autre chose que les horreurs du meilleur des mondes. On sait tous plus ou moins, parce que chacun l’éprouve dans sa chair, que cette raison, accoucheuse d’un «monde de moyens sans fin», comme le disait Hannah Arendt, ne nous donnera jamais de raison de vivre. La tentation est alors forte d’opposer la déraison à cette raison instrumentale. Comme si la première, nous libérant de la seconde, pouvait permettre à chacun de trouver sa voie propre. Comme si, à un monde transformé en chose, il suffisait d’opposer de purs sujets déliés de toutes contraintes et mûs par une subjectivité croyant pouvoir trouver en elle-même le seul principe de son action. Comme si, pour le dire encore autrement, cette subjectivité ne participait pas de «raisons communes», pour reprendre la formule de Fernand Dumont, tissées dans un entrelacs intersubjectif qu’il faut bien désigner par ce qu’il est: une communauté.
Si la critique de l’économie ne suffit pas, c’est parce qu’elle nous laisse suspendus dans le vide, incapables de penser la société comme réalité à la fois subjective et objective. Une réalité qui se pense, se réfléchit, se représente, se projette dans le temps (vers un avenir et depuis un passé), précisément parce qu’elle existe comme un tout qui ne se maintient que par le travail qu’il fait sur lui-même. C’est parce qu’elle est contingente, fragile, irréductible à quelque nécessité que la société, cette réalité instituée, est le lieu d’éclosion de la liberté; c’est pour la même raison que cette liberté n’est jamais de l’ordre du donné, de l’irréversible, mais qu’elle est au contraire un combat sans fin. La liberté est fille du temps et il n’est de liberté que dans le temps: si celui-ci devait se refermer dans le temps de l’immédiat, du refus de l’écart à soi qu’exige l’acte de penser, c’est la liberté qui, avec la pensée, perdrait toute consistance, en devenant, par exemple, une simple capacité d’adaptation individuelle à une réalité qu’elle aurait renoncé à juger.
Juger. Quel sens cela peut-il encore avoir dans un monde où nous semblons tous être devenus des spectateurs passifs, incapables d’agir sur une réalité qui nous échappe parce qu’elle a renoncé à la responsabilité d’agir sur elle-même? Juger, oui. Pas depuis une extériorité absolue au monde (comme un écho du jugement de Dieu auquel certains prétendent avoir accès) mais depuis son intérieur, à partir de critères ne pouvant jamais prétendre à l’universel (comme la parodie des «lois de l’économie») et qui demeurent néanmoins irréductibles à de simples opinions individuelles. Il y a là un chemin qu’il peut paraître hasardeux d’emprunter, tant il semble ne devoir mener nulle part. C’est pourtant la voie dans laquelle Liberté s’est courageusement engagée, il y a quatre ans, en décidant de conjuguer art et politique dans une même réflexion. Il ne s’agissait pas simplement de jeter un regard artistique sur le politique ou, à l’inverse, d’appréhender l’art d’un point de vue politique. C’est, pourrait-on dire, une «politique du jugement» que la revue appelait ainsi de ses vœux. En refusant d’aborder le monde comme s’il était hors du temps et une simple page blanche, le défi devenait celui de le penser dans sa contingence, depuis le lieu à partir duquel il s’éprouve et s’enrichit de se creuser sans cesse. Ce lieu n’est pas néant: il est celui de l’inscription sensible du monde dans le réel, celui d’une culture à travers laquelle, en s’exprimant, ce monde s’ouvre à un champ de possibles qui puissent être partagés parce qu’ils font sens. Comme l’œuvre peut faire sens pour le spectateur et citoyen qui, loin d’être passif, veille à enrichir son jugement par la distance qu’il creuse entre l’œuvre et lui, conscient qu’elle partage avec lui, à sa façon, un même souci pour le monde.
Convaincue que le temps de la liberté n’est pas celui du déterminisme ou de la prophétie, c’est à une patiente écoute du monde et de ses formes que Liberté entend continuer de vous convier. Sous des formes en partie renouvelées, qui se déploieront dans les prochains mois, mais toujours avec la même passion. Et parce que la culture, comme l’écrivait Pierre Vadeboncœur dans ses Trois essais sur l’insignifiance, en 1983, «c’est de gagner en liberté et de perdre en arbitraire».