Accrochée au seul mât de sa personne
L’écrivaine Aya Farah Cheddadi est décédée à Paris le 6 janvier 2015, à l’âge de 37 ans. Ce simple fait nous éclaire quant à la façon dont nous pouvons recevoir Tunis marine, son unique recueil, publié de manière posthume chez Gallimard. D’abord, parce que cette femme, née en France d’une mère japonaise et d’un père marocain, avait choisi de partir enseigner la langue française dans la Tunisie natale de son époux. Ce territoire, où elle a été témoin de la révolution qui débutait en décembre 2010, constitue le terrain où les sensibilités culturelles, esthétiques et physiologiques de l’auteure s’enchevêtrèrent pour ne faire qu’une.
Ensuite, parce que, préfacé et postfacé respectivement par les poètes et auteurs marocains Abdellatif Laâbi et Tahar Ben Jelloun, Tunis marine reçoit la bénédiction de deux des voix les plus respectées de la littérature arabe contemporaine. À la manière de Rois mages, ici confrontés à une mauvaise surprise le 6 janvier, ceux-ci enjoignent le lecteur à consacrer l’émergence d’une voix condamnée à se taire aussitôt. Comme le souligne le préfacier, «le paradoxe [de ce livre] est qu’il énonce à la fois les premiers et les derniers mots de l’auteure». Bien que posthume, l’ouvrage composé au cours des trois dernières années de la vie de Cheddadi aura été colligé par la poète quelques mois avant son décès.
Le recueil demande au lecteur d’effectuer un pas de côté pour comprendre l’écart esthétique que représente cette proposition. Sans se limiter à l’usage du matériau de sa propre dégénérescence physique, l’écrivaine propose une poésie dont la multiplicité des formes, des voix, des postures et des renvois à des traditions héritées des cultures de ses deux parents donne à penser que les dix-sept chapitres auraient pu s’épanouir individuellement en autant de recueils autonomes. Ainsi, des suites de courts poèmes, telle la série «Ikebana» (le mot fait écho à l’art traditionnel des arrangements floraux japonais), détonnent, par leur ton contemplatif, des récits antiques d’Élyssa (première reine de Carthage) ou d’Aboû Nouwâs (poète arabe du viiie siècle), compris dans les chapitres «Sans se retourner» et «Sept contes r’bati». Comme si l’auteure se permettait ces écarts ponctuels pour faire lentement le tour de son identité et conforter ses propres horizons d’attente vis-à-vis son unique legs poétique; des espaces où le lecteur peu familier avec ces diverses traditions ne trouvera pas immédiatement son plaisir, en raison de l’incapacité d’actualiser sa lecture.