Kit ou double

Tomber sur Hubert Aquin dans les caves de Radio-Canada.

Que faisiez-vous, le 22 janvier 1967 à 20 h 30? Moi, si j’avais été de ce monde, j’aurais eu les yeux rivés sur mon écran de télévision, prêt à regarder Faux bond, sur les ondes de Radio-Canada. Car, ayant été de ce monde, le 22 janvier 1967, vers 20 h 27, j’aurais consulté mon TV Hebdo et me serais intéressé à la description suivante: «Intitulé Faux bond, ce film de Louis-Georges Carrier a été adapté pour la télévision par Hubert Aquin, d’après un scénario de Jean-Charles Tacchella. Il fait partie d’une série qui s’intitule Le monde parallèle ou la vérité sur l’espionnage.» Trois minutes après, j’aurais eu les yeux rivés à mon écran de télévision, prêt à regarder ce film, sur les ondes de Radio-Canada. Je ne suis pas né à temps, mais je sais me reprendre.


Il y a presque trois ans que je travaille à Radio-Canada. Ce que je préfère, quand j’enregistre mes chroniques, c’est le moment où, sortant du studio 17, je me perds dans les couloirs et les sous-sols de la grande tour. En m’engouffrant dans l’édifice, j’aime me rappeler que cette tour s’élève, depuis les années soixante-dix, sur les ruines du Faubourg à m’lasse et que, bientôt, elle sera transformée en condominiums. Je vois dans ce curieux destin la preuve que la poetic justice, titre d’un film médiocre pour lequel Janet Jackson a été sélectionnée comme pire actrice aux Razzie Awards de 1993, n’existe pas seulement au cinéma. L’endroit que je chéris le plus, dans le complexe de la Maison de Radio-Canada, c’est le niveau c, troisième sous-sol, que, en quarante ans, jamais un rayon de lumière n’a touché. Ça me rappelle mes années d’enfermement, chez ma mère, enfermement en partie volontaire parce que j’avais peur de parler aux gens, ces années où, cliché, ma seule fenêtre sur le monde, c’était la télévision. Au troisième sous-sol, niveau c, se situent les studios où ont été tournées les émissions que j’ai le plus regardées à cette époque. Parmi ces studios, il y a le mythique 42, le lieu où sont nés les plus grands succès de variétés de la télévision québécoise, de Star d’un soir à La fureur, en passant par Tout le monde en parle. C’est près du 42 que se cachent les salles de visionnement où je m’installe parfois pour regarder de vieilles émissions, sorties des voûtes juste pour moi, grâce à la complicité d’une camarade recherchiste, et dont à peu près tout le monde a oublié l’existence, sauf le technicien ayant transféré le contenu sur Betacam, et moi. Aujourd’hui, je vais regarder Faux bond, d’abord à cause du titre, puis aussi parce que je suis curieux de voir Hubert Aquin tenir le rôle principal dans un téléfilm, surtout qu’il s’agit du rôle d’un espion. J’aimerais beaucoup jouer, moi aussi, à la télévision, dans Unité 9, peut-être, ou dans La vie parfaite. Je pourrais incarner le parrain de Lucie (Émilie Bibeau), pendant son passage aux aa, ou être juste moi-même dans La vie parfaite et discuter avec Julie (Catherine Trudeau) quand elle viendrait faire signer mon livre dans une librairie du Dix30.


Voulez-vous regarder le film avec moi? Non? Dommage, parce que c’est moi qui décide. Des spéléologues descendent au fond d’une grotte, ils tombent sur un corps… Qui est le cadavre? Il ne rappelle rien à personne. Que fait-il tout au fond de ce trou? C’est une très bonne question. Un appel anonyme, mais pas tant que ça (on reconnaît Hubert Aquin dans la cabine), est logé aux services de renseignements de la police de Montréal. D’après le signalement, provenant d’une source anonyme mais pas tant que ça, le mort pourrait être Hubert Desaulniers, un individu qui aurait travaillé pour la police fédérale, section contre-espionnage, puis qui aurait été engagé comme indicateur par la police. Un type pas très fiable, obsédé par l’argent, disparu depuis des mois. Normalement, si vous êtes perspicace, vous comprenez qu’Aquin appelle la police pour dire que le mort au fond de la grotte, c’est lui, et vous voyez apparaître de belles thématiques qui depuis longtemps intéressent les écrivains: le double, la furtivité, le masque, le plaisir de s’inventer une vie.

Alain Farah est écrivain et professeur de littérature française à l’Université McGill. Son roman, Pourquoi Bologne, est paru en août dernier au Quartanier.

N° 303: Politiques culturelles

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