Aveuglement extrême
Un dossier sur le progrès et la catastrophe, au moment où la Maison Blanche accueille en son sein un 45e président aux allures pour le moins inquiétantes… Non, cela n’était pas prévu, mais les positions que Donald Trump a défendues pendant une campagne électorale aux accents surréalistes portent effectivement en elles des lendemains catastrophiques sur les plans social, économique, environnemental et j’en passe. Il faudra d’immenses mobilisations citoyennes pour éviter le pire. Et encore.
Le concert de critiques contre les desseins du milliardaire newyorkais, qui déferlent depuis le 8 novembre dernier, pourrait nous laisser croire que la résistance sera féroce. Et pourtant. Ce qui se lit en creux dans ce flot de paroles n’a rien de vraiment rassurant. On répète partout qu’avec cette élection, la réalité a dépassé la fiction, puis on aligne les scénarios terrifiants. Le sous-texte d’une telle analyse n’est cependant pas sans poser problème: l’horreur annoncée marquerait une rupture radicale avec l’histoire, somme toute plutôt bien portante, faudrait-il croire. En allant, parfois, jusqu’à dépeindre Trump comme un fasciste, rien n’assure pourtant qu’on se donne les moyens de comprendre vraiment ce qui se passe.
Et si le nouveau président représentait plutôt le visage hideux de nos errances collectives? Pas simplement celui des travailleurs blancs de la Rust Belt, comme certains aiment le clamer, mais celui résultant d’aveuglements qui s’accumulent et qu’on assimile le plus souvent à une montée du populisme, avec le mépris que cela porte de façon plus ou moins ostensible: celui du peuple, ce peuple dont les errances trahiraient les promesses du monde ouvert et cosmopolite que nous promettent depuis au moins trente ans nos élites politico-médiatiques. Ce peuple qui aurait «raison» lorsqu’il accepte de se laisser bercer par les sirènes néolibérales mais qui aurait tort et menacerait la démocratie quand il se laisse berner par les mensonges de Trump. Comme les Français auraient eu tort, en mai 2005, de rejeter le traité établissant une Constitution pour l’Europe (un rejet d’ailleurs laissé sans lendemain, comme si ce référendum n’avait jamais eu lieu). De même pour les Britanniques qui ont appuyé le Brexit, en juin dernier, ce qui suffirait à en faire une horde de crypto-fascistes. Comme s’il n’y avait, dans le coin du rejet de la construction européenne, qu’une droite passéiste et raciste, et, face à elle, des parangons de vertu et d’ouverture, par exemple Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne et ancien premier ministre du Luxembourg, «spécialiste» de l’évasion fiscale…
La lutte contre la «radicalisation» a aujourd’hui la cote: les déclarations incendiaires (et assurément inacceptables, répétons-le) du nouveau président américain suffisent à le classer dans la catégorie des radicaux. Mais si les mots ont encore un sens, on aimerait connaître les principes primordiaux, fondamentaux, la «racine» (radical) de ce qui fonderait son action et sa «pensée». On n’y voit au contraire que démesure, refus de toute mesure – qui permettrait ainsi de juger de la pertinence et du bien-fondé de telle ou telle proposition. Il n’y a chez Donald Trump qu’extrémisme, l’exact opposé du radicalisme: l’extremus, superlatif du latin exter, «le plus à l’extérieur», est le refus absolu de toute mesure. En cela, Trump est tout à fait de son temps, en symbiose avec lui, grand chantre de la pléonexie, ce «toujours plus» dont les Grecs, il y a longtemps, avaient vu le caractère destructeur. S’il veut – honte absolue – ériger des murs, c’est parce qu’il veut réserver au peuple «élu» (le sien, ou plutôt une petite partie des siens) l’essentiel des fruits de cette dynamique délétère, dynamique au cœur du système mondial actuel, et que les grands de ce monde célébraient à Davos au moment même où Trump était intronisé à Washington. Ça ne s’invente pas.
Après avoir nourri le cirque électoral américain pendant plus d’un an, faisant des citoyens des spectateurs toujours plus passifs, les grands médias nous promettent maintenant plus de rigueur. En cette ère de post-vérité, pour reprendre une expression aujourd’hui à la mode, le fact-checking (l’épreuve des faits) serait désormais le garant de la qualité du débat public et de la vie démocratique. On ne pourra plus désormais dire n’importe quoi, clame-t-on. Ah bon. Mine de rien, on sacralise un peu plus ladite objectivité, celle qui, à l’écart des mots, nous donnerait à voir la réalité, en feignant de croire – ou, pire, en croyant – que notre capacité de changer le cours des choses s’en trouvera accrue. Singulière cécité.
Dans L’aveuglement, l’écrivain portugais José Saramago dépeignait un monde frappé par une épidémie de cécité, avec le chaos qui s’ensuit. Notre difficulté à voir, aujourd’hui, tient d’abord d’une difficulté à «voir ensemble», pour reprendre une expression du philosophe Jean-Toussaint Desanti. Dans une société de masse, de plus en plus compacte, où voir se réduit en une dissémination d’images dans lesquelles l’émotion et la pensée semblent s’opposer, il faut rappeler qu’il n’y a de vision que dans ce qui appelle la parole, condition du commun, du souci partagé. Il n’y a de «voir», d’approche du réel, que dans le désir de voir l’invisible, ce qui fait sens et se déploie dans un horizon intersubjectif, irréductible aux faits, où le commun peut résonner comme un idéal de justice, une intentionnalité partagée.
On peut multiplier à l’infini les bouts de réalité que l’on donne en pâture à la vision: l’aveuglement extrême est insatiable. Surtout, il ne permet d’élever aucun mur contre les Trump de ce monde.