Son ennemi le soleil était enfin vaincu
Proust au cinématographe (2)
Mal assis, son plastron de chemise empesé qui devait bomber et lui irriter le cou, Marcel Proust avait donc en poche, ou sur les genoux, un exemplaire des Fleurs du mal que venait de lui remettre son ami de dix-neuf ans, Marcel Plantevignes, et voilà que ce soir de septembre 1908 dans la salle du casino du Grand-Hôtel de Cabourg il put voir à l’écran de tissu tendu lors d’une séance de cinématographe Promenade dans la Venise du Nord, des vues, des habitants, des pierres de la vieille ville de Saint-Omer en Artois…
Pour le reste, étaient-ce, au programme de la soirée, quelques-unes de ce que l’on avait appelé «les vues Lumière» tournées par centaines à travers le monde, un vieux stock de bobines retrouvé dans un hangar? Une Promenade des éléphants à Phnom Penh, un Défilé de l’artillerie turque, une Querelle de matelassières ou alors quelques-uns de ces sketchs de «Foottit et Chocolat» en voici en voilà? Les opérateurs des Lumière filmèrent en 1899 au Nouveau Cirque de la rue Saint-Honoré un numéro de ce duo de clowns (un Anglais et un Cubain) qui avait pour titre Chaise en bascule (je le visionne sur le site du collège Édouard-Lucas d’Amiens) et où, en 41 secondes, Foottit et Chocolat font tout ce qu’il ne faut pas faire avec une chaise. Si l’élégant et inconfortable spectateur Proust a vu ce court métrage là, ce soir de septembre 1908 à Cabourg, m’est avis qu’il aura dû se sentir… concerné par le sujet, ce petit métrage muet serait… venu le chercher… comme disent les laconiques de notre époque, il aurait ri.
On peut plus justement penser que, si curieux d’elles, tant séduit par les têtes d’Europe le moindrement couronnées, Proust aurait été fort intéressé par le visionnement ce soir-là de Cortège au mariage du prince de Naples, mais alors aurait-il osé évoquer un guignol? Il aurait pu aussi, lui qui aimait tant les trains et les gares jusqu’à en collectionner les Indicateurs annuels des grandes compagnies, s’exciter à la vue de Départ de Jérusalem en chemin de fer (panorama). J’aimerais l’apercevoir, les yeux mi-attendris, mi-rieurs sous sa fine moustache noire, devant le déroulé de la pellicule de M. le Président à l’hôpital militaire écoutant le compliment d’une petite fille (serait-ce le président Fallières qui écoute la gamine, ce président de gauche mais effacé que l’on voit dans Paris 1900 de Nicole Védrès, film de montage réalisé en 1948 avec un stock d’images prises par des opérateurs anonymes, bouts d’archives sans Proust – qu’on n’aura jamais filmé, Sacha Guitry (qui n’était pas de ses proches) n’ayant pu le considérer suffisamment pour l’inclure dans Ceux de chez nous, documentaire patriotique de 44 minutes que le dramaturge (futur cinéaste d’importance) tourna en 1914 et 1915 avec, entre autres gloires à montrer au nom de la grandeur française, Rodin, Monet, Degas, Saint-Saëns, son père Lucien et puis la Divine herself, ce beau monde convoqué à se pavaner, mais pas lui. Proust d’ailleurs (si occupé à son œuvre) aurait-il accepté de s’exprimer devant une caméra, de marcher devant elle, d’aller vers elle, de faire comme si? Rien n’est moins sûr… Mais en février 2017, découverte aux archives de Bois d’Arcy, on le voit quelques secondes sortant d’un mariage à l’église de la Madeleine, ce serait donc: Proust descendant un escalier? – Dans le film de Nicole Védrès, il n’apparaît que peint, sur une huile, celle si délicate et célèbre de son ami Jacques-Émile Blanche.)
Robert Lévesque est écrivain. Son dernier ouvrage, Vies livresques, est paru chez Boréal l’automne dernier (2016), dans la collection «Papiers collés». Il dirige également chez le même éditeur la collection «Liberté grande».