La femme objet de commerce
Entretien avec Ève Lamont
Liberté — Vous êtes en train de réaliser un deuxième documentaire traitant de la prostitution. Pourquoi teniez-vous à aborder encore une fois ce sujet?
Ève Lamont — En fait, ce deuxième film se penche sur ceux par qui et pour qui la prostitution existe. L’immense majorité des personnes prostituées sont des femmes et des filles, et les clients de la prostitution sont presque toujours des hommes. Ce sont eux qui prostituent les femmes. C’est pourquoi je préfère l’expression «prostitueur» à «client», qui est un mot banalisant le fait d’acheter du sexe et ses conséquences sur les personnes. Lorsqu’on parle de prostitution, contrairement à la violence conjugale et au viol, on ne veut souvent pas voir qu’il s’agit d’une forme de violence faite aux femmes et que derrière cette violence, il y a des personnes qui la subissent et d’autres qui la commettent.
Dans ce cas, est-ce que la prostitution peut-être un choix selon vous?
Choisit-on de devenir itinérant? Choisit-on de vivre dans la rue? C’est la même chose pour la prostitution. Qui décide de faire la rue ou de danser nue? Il s’agit rarement d’un choix réfléchi, conscient et assumé. Bon nombre vous diront que ce fut au départ leur choix, le temps de se sortir d’une impasse financière, mais qu’elles sont ensuite tombées dans un engrenage et que ce choix s’est révélé destructeur pour elles. Et quand on connaît leur histoire, on voit qu’il n’y a pas de chemin heureux qui mène jusque-là. Il y a souvent des antécédents de violence à la prostitution. De 80 à 90% des femmes qui se prostituent ont été victimes de violence, d’inceste ou d’agression sexuelle dans leur jeunesse. Elles sont déjà brisées. L’industrie du sexe recrute parmi les plus vulnérables, les plus pauvres, les plus jeunes, qui savent rarement ce qui les attend.
Vous avez côtoyé les prostitués pendant plusieurs années. Croyez-vous que les études à leur sujet reflètent la réalité sur le terrain?
Peu importe les différences de parcours, la prostitution porte atteinte à l’intégrité physique et psychologique des femmes. Les études faites dans divers pays occidentaux démontrent que la prostitution est une activité dangereuse en soi, qu’elle soit clandestine ou légale. Entre 70 et 90% des femmes qui se prostituent ont subi des agressions physiques et ont été violées une ou plusieurs fois, par des clients et / ou par des proxénètes. Elles ont un taux de mortalité quarante fois supérieur à la moyenne nationale et un taux de suicide et de maladie mentale très élevé. Comme disait l’une d’elles: «on meurt à petit feu». Mais cette violence est ignorée ou carrément niée dans notre société. C’est révoltant.
Mélanie Loisel est journaliste. Elle a également publié en 2014 Ma vie en partage, un livre d’entretiens avec Martin Gray aux Nouvelles Éditions de l’Aube.