Critique – Littérature

Rue Suzanne-Lamy

Retour sur une œuvre effacée de la mémoire québécoise.

Sise entre l’autoroute Félix-Leclerc et le Saint-Laurent, la bourgade de Saint-Augustin-de-Desmaures permet de prendre la mesure de la politique mémorielle poursuivie par la Commission de toponymie du Québec. En effet, un marcheur pourra y arpenter les rues Lionel-Groulx, Saint-Denys-Garneau, Alfred-DesRochers, Doris-Lussier, Jean-Bruchési et Joseph-Bouchette. Averti, il reconnaîtra au fur et à mesure de son expédition des noms d’hommes de lettres et de sciences qui ont marqué le Québec. Accessible depuis son téléphone intelligent, le site Internet de la Commission lui rappellera au besoin le titre du recueil de l’un, les différents métiers de l’autre et se répandra en anecdotes et remarques consécratoires. Pour être fin lettré, mon promeneur n’en est pas moins homme. Aussi s’étonnera-t-il, rue Madeleine-Huguenin, de ne pas reconnaître la célèbre femme de lettres du tournant du xxe siècle. Qu’à cela ne tienne, le site de la Commission lui apprendra, sur plusieurs lignes, qu’Anne-Marie Gleason – sous le pseudonyme de Madeleine – «signa pendant dix-neuf ans une chronique dans le quotidien La Patrie» et «en 1919, fonda La Revue moderne». Rue Suzanne-Lamy, la même surprise attend mon flâneur, encore heureux de sa découverte précédente. Cette fois-ci, la Commission se fend de deux phrases laconiques:

Ce nom évoque le souvenir de Suzanne Lamy (1929-1987), née à Lombez, en France; elle devient citoyenne canadienne en 1954. Elle était essayiste.

On ne saurait trouver notice biographique plus nébuleuse pour parler de Suzanne Lamy, ramenée, d’une part, à sa condition d’étrangère devenue canadienne, et d’autre part, à une activité professionnelle presque frappée de nullité («essayiste»: pourrait-on être plus vague?). Aucun titre de livre; aucun rappel de ses engagements en faveur de la littérature, des droits des femmes, de l’accès à la culture; aucune mention de sa participation à nombre de revues et de journaux. Le souvenir trébuche, devient aphasique, et déconcerte mon passant. Ici, comme ailleurs, le «lieu de mémoire» est déséquilibré et sélectif.
Née au tournant des années 1930 dans la région de Toulouse, Suzanne Lamy, née Lapalu, gardera toute sa vie cet «accent curieusement méridional» typique du sud-ouest de la France, et qui surprenait tant son amie, la philosophe et écrivaine belge Françoise Collin. Elle a une vingtaine d’années lorsqu’elle traverse l’Atlantique pour s’établir à Montréal, en 1954. Elle et moi partageons cette expérience de l’exil choisi. Peut-être est-ce pour cette raison que je me trouve une telle intimité avec cette disparue trop tôt.

N° 316: La dictature du rire

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