La vie sans mode d’emploi
Bien des étapes m’ont amenée à laisser traîner sans mourir de honte un livre intitulé Love 2.0 sur mon bureau de travail à l’université, au milieu d’essais de Jacques Rancière, de publications savantes sur la pratique essayistique et d’articles cryptiques de Jean Paulhan. J’ai fait un grand bout de chemin depuis l’époque où le mot «psychopop» condensait pour moi tout ce qu’une femme avisée, en quête de vérité et de lucidité, se devait de rejeter: l’optimisme bon enfant, les solutions faciles, la petite morale fatigante qu’on imprime sur une affiche où trône un individu souriant, au sommet d’une montagne qu’il a gravie grâce à sa motivation sans failles. Les névrosés, les maladifs, ceux qui perdent par forfait les combats de coqs dans lesquels on les traîne malgré eux: voilà ceux que j’aime, me disais-je, et voilà ceux qui me ressemblent.
Or je suis tombée dans la psychopop peu à peu, parce que le monde du travail m’angoissait, que je faisais de l’insomnie une nuit sur deux, que ma thèse avançait trop lentement et que rien ne m’attendait après, alors qu’autour de moi l’on répétait les tristes histoires de littéraires qui survivaient de peine et de misère après leurs trop longues études. Ma tendance naturelle à l’anxiété avait pris des proportions démesurées, et je fantasmais qu’une grosse aiguille tombée du ciel s’infiltrait dans mon bras et me perfusait aux anxiolytiques pour que disparaisse la peur qui me tenaillait chaque jour. Ce sentiment n’était pas nouveau, et son aspect récurrent me donnait d’autant plus envie d’en finir avec lui.
Sans que je sache trop comment, je me suis retrouvée à écouter en cachette des vidéos YouTube de coachs de vie qui me répétaient d’une voix feutrée leurs trucs pour vaincre l’anxiété et avoir une meilleure estime de soi, multipliant les listes de conseils et les fautes de grammaire. J’aurais pu deviner une bonne part des recommandations; pourtant j’étais étrangement fascinée et y revenais toujours. Peu à peu, j’ai essayé la méditation et le coloriage de mandalas après m’être mise à la course. J’ai accumulé les livres sur la volonté et l’acceptation de soi, et j’ai noté et appliqué les façons scientifiquement démontrées de trouver le bonheur, journal de gratitude compris. Après la première phase de gêne – encore aujourd’hui, je n’ai jamais divulgué l’identité de ma coach de vie préférée à qui que ce soit – est venu un questionnement sur ces discours écartés de la sphère intellectuelle. Si la plupart des ouvrages que je consulte sont écrits non pas par des chamans diplômés de l’école de la vie, mais par des gens qui affichent le titre rassurant et respectable de «PhD», il n’en reste pas moins que leur esprit pratico-pratique et leurs solutions toutes prêtes à des problèmes métaphysiques font tache dans mon univers.
Laurence Côté-Fournier a complété un doctorat en littérature française et collabore régulièrement au cahier critique de Liberté.