Solide et pâteux
Un hiver, devant le théâtre Saint-Denis, un ami m’a déjà déclaré que l’humour ne le faisait pas rire. Il était content de son bon mot. Pour ma part, cependant, c’est une inquiétude diffuse qui s’insinue en moi quand je regarde le bonhomme vert servant de mascotte à l’empire de Rozon. Étrangement peut-être, ça n’a pas toujours été le cas. Longtemps, je n’en ai à peu près rien pensé. Mais une fin de soirée, en zappant, je suis tombé sur un humoriste, je ne pourrais dire lequel, en train de demander à l’audience de le fournir en noms et numéros de téléphone. L’idée était de rejoindre «live», là, tout de suite, deux ou trois beaux poissons. On allait rire. Il m’est bien sûr venu à l’esprit que c’était arrangé avec le gars des vues. En même temps, un doute subsistait. La suite ne m’a pas permis de trancher, mais peu importe; l’essentiel se jouait ailleurs.
Toujours est-il qu’une fille évoque une tante âgée. C’est accepté. On appelle la vieille qui répond. Là, miracle ou tricherie, la tante s’avère assez naïve ou esseulée pour discuter avec un inconnu se prétendant plus ou moins adroitement un ami de la famille. Quand elle lui raconte qu’au moment de son appel elle était en train de recouvrir des cintres avec du tissu, la salle s’esclaffe de joie. Ou plutôt de soulagement: c’est une quétaine. Fiou. On va pouvoir rire d’elle en toute impunité, c’est-à-dire sans arrière-pensée ni culpabilité. Rire d’elle, en effet, c’était avant tout ne pas rire d’eux-mêmes. C’était aussi le plaisir de rire d’elle ensemble. De faire bloc. De pouvoir rejeter hors d’eux-mêmes ce qui, en eux, cloche, grince, attriste et désâme. C’était le bonheur de n’être ni une femme âgée, ni une quétaine. C’était tenir le haut du pavé, le gros bout du bâton. C’était savoir que le risible, ce n’est pas eux. C’était vivre délesté de toute ambiguïté. Se satisfaire d’être un et homogène. La violence, il faut le souligner, était palpable.
Chaque fois que je repense à ce moment de télévision, je me demande à quel point je beurre épais. Si c’est le cas, c’est qu’il fait résonner en moi une étrange expérience, celle d’un show de Paul McCartney où, en reconnaissant les premières notes de je ne sais même plus quelle toune des Beatles, je m’étais arraché à mon siège en criant de façon spontanée en même temps que le restant de la foule. Tout à coup, au beau milieu de mon euphorie, j’ai eu peur. Pendant un court instant, je n’étais plus relié aux autres par une sensibilité ou une passion commune. Tout au contraire, je me fondais en eux au cœur d’une espèce de zone grise, ni tout à fait obéissance aveugle, ni réflexe pavlovien, tout en participant des deux. C’était très troublant. Le temps d’un éclair, nous étions tous indifférenciés les uns des autres. Ce qui avait pu nous unir, nous amener, tous, à être là ce soir-là, s’était dissous. Peu importe qui était là, il n’y avait que du pareil au même. La notion d’altérité semblait avoir disparu. Nous ne formions plus une foule, encore moins une communauté, mais une simple quantité, une masse, et je l’entends au sens premier de sa définition, soit, et je cite Le Petit Robert: une «quantité relativement grande de substance solide ou pâteuse, qui n’a pas de forme définie, ou dont on ne considère pas la forme». On était loin de la communion. Mais le plus troublant n’était pas tant de me retrouver dissous dans ce qui n’a pas de forme définie. C’était de saisir à quel point, et avec quelle facilité surtout, l’émotion sincère que j’avais ressentie d’une façon intime était reproduisible à grande échelle. Tout comme une bouteille de plastique, une chaise de cuisine, une paire de pantoufles, on pouvait la manufacturer à des milliers, si ce n’est des millions d’exemplaires.
Si je ne peux m’empêcher de mettre ces deux événements, ou enfin ces deux foules, dans le même sac, c’est qu’ils me semblent illustrer à merveille notre difficulté, si ce n’est notre incapacité, à être ensemble sans le truchement d’une tête de Turc ou d’une sensation manufacturée plus ou moins malgré nous. Je sais bien, nous avons été éduqués, civilisés en fait, à ne pas appréhender le monde, ni même penser, de façon collective. On ne cesse d’ailleurs de nous répéter à longueur de journée qu’être libre, c’est avoir la possibilité de tirer son épingle du jeu. Ceci, comme disait l’autre, explique cela. L’idée n’est pas ici d’accabler la notion d’individualité pour ce malheur, mais de se demander de quelle façon nous pourrions, aujourd’hui, réveiller notre sens atrophié du commun; réapprendre qu’être soi n’est pas une fin en soi et que le marché, mondial ou pas, n’est pas l’unique espace dans lequel nous déployer. Bref, comment pouvons-nous cesser d’être de la substance, pâteuse ou non, solide ou non, à formater pour redevenir une société à même de façonner son cadre de vie.
Cette question, au cours des dernières années, je n’aurai cessé de la retourner d’un bord et de l’autre, sans doute parce qu’une revue est une aventure collective où au contact des autres, il nous est donné d’affiner notre pensée et notre sensibilité. Ma pratique d’écriture ne serait pas la même aujourd’hui sans les échanges que j’ai eus avec celles et ceux que j’ai eu le plaisir de côtoyer depuis mon arrivée à Liberté en 2004… Je tiens à les remercier. Aujourd’hui, cependant, je ne suis plus certain que ce lieu extraordinaire soit toujours pour moi l’endroit à partir duquel explorer le monde. Participer à une aventure comme celle-là ne pouvant se faire sans passion, je préfère partir vers de nouvelles aventures. Si cela ne se fait pas sans pincements au cœur, il me paraît amusant, en bouclant la boucle, de redevenir, en écho au titre du premier numéro que j’ai dirigé, un intellectuel sans domicile fixe.