Les femmes invisibles
Première partie
À Trois-Rivières, quand j’étais jeune, toutes les femmes qui m’entouraient vivaient sous le seuil de pauvreté. Elles entraient à l’usine le matin, filaient, cousaient, donnaient toujours le plus vite d’elles-mêmes et en ressortaient, à la fin de la journée, un peu plus usées, avec quelque chose en moins, une chose que l’usine leur aurait prise et qui aurait été dépensée à leur insu, une chose qu’elles semblaient chercher chaque soir devant le téléviseur mais qu’elles ne retrouvaient qu’au matin, une fois la nuit passée.
Toute la journée, elles cousaient, et chaque jour on leur demandait d’accélérer la cadence. Les vêtements leur passaient toujours plus rapidement entre les mains. Et de même, leur vie filait comme les chandails qu’elles cousaient et qu’elles s’échangeaient d’une machine à l’autre. C’était des vies identiques, engagées dans un mouvement répétitif qui les figeait mais qu’on n’avait pas le temps de voir défiler. Leurs vies étaient comme ces t-shirts qui leur arrivaient chaque matin en pièces détachées dans des boîtes de douze et qu’elles se passaient de l’une à l’autre afin de les assembler. C’était des vies morcelées, dont on cherchait toujours à coller les deux bouts, mais sans jamais parvenir à en voir la totalité, la fin de la chaîne. Pour toutes ces femmes de mon enfance, la vie était une chose toujours à recommencer et dont la répétition même était assurée.
Avant d’entrer à la Fruit of the Loom, certaines avaient pourtant rêvé d’être secrétaires, infirmières ou même de devenir mannequins. Elles étaient entrées à l’usine à la fin de l’adolescence parce qu’on leur avait dit que c’était là leur «futur». On leur avait dit qu’elles n’avaient pas besoin de s’instruire, que les usines étaient immortelles, qu’elles continueraient d’exister tant qu’on avait du coton et des femmes à leur fournir. Mais au bout du compte les immenses cheminées se sont éteintes, une à une. Et il n’est resté de la ville qu’un cimetière d’usines et des comptes en banque vides.
Alex Noël enseigne au cégep et consacre une thèse à la dépossession dans le roman moderne québécois. Il est également lauréat du Premier Prix du jeune écrivain de langue française 2016.