La société et ses fantômes
Une mer noire, houleuse, rougeoyante. C’est la première image du film. Viennent alors ces mots récités par une narratrice à la voix douce en dépit du feu qu’elle souffle sur les eaux sombres: «Un homme brûle. Un homme éclaire la nuit. Ils l’ont enduit d’essence et l’ont enflammé. Un grand feu s’est enflammé déjà dans le monde. Allons nous réchauffer ce soir, voir un peu de ciel. Allons voir si nous sommes morts.»
Première image, premiers mots d’une cuisante ironie, premier plan du film, sa matrice tragique. Il s’agit bien de l’annonce d’une tragédie par un coryphée d’une impitoyable clairvoyance. Et des flots plus amènes sur la mer Égée, des paroles plus douces, plus rationnelles ou même plus mobilisatrices pour rendre le monde plus habitable ne la feront pas disparaître au cours de ce documentaire sur le combat du peuple grec contre la troïka, et sur celui de migrants chassés de leur pays par la guerre et l’intégrisme religieux, cherchant un refuge, idéalement une communauté où vivre, une terre où s’enraciner à nouveau.
Mais s’agit-il bien d’un seul combat, comme le souhaite Sylvain L’Espérance à travers le titre célinien de son film, ou de deux combats? Combats parallèles qui ne se solidarisent pas, bien qu’il existe des réseaux d’aide bien ancrés dans la société grecque à l’égard des réfugiés. Effectivement, aucune rencontre entre «les deux» combattants n’apparaît dans la caméra attentive et sensible du réalisateur, ou si peu, qu’on l’imagine difficilement dans la société grecque, ou autrement qu’à travers des mesures de secours. Une société humiliée par une politique d’austérité extrême, déchirée par la montée du parti nazi, Aube dorée, qui entretient le fantasme d’un peuple hellénique «nettoyé» des étrangers par la violence; société humiliée une autre fois par ce qu’Alexandra Pavlou, militante de la clinique sociale d’Athènes, appelle la trahison de la volonté du peuple qui, lors du référendum du 5 juillet 2015, a rejeté à plus de 62% la politique européenne d’austérité. Or, ce Non sans équivoque à l’«eurocratie», note-t-elle, s’est transformé en un Oui après le référendum. Trahison d’une volonté populaire par Aléxis Tsípras et son parti, Syriza, la coalition de la gauche radicale élue en janvier 2015 pour contrer la troïka et redonner sa dignité au peuple grec.