Une éducation musicale
C’était la veille du jour de l’An 1990. J’avais quinze ans. Mes parents, mes trois frères et moi avions fait la longue route de Montréal jusqu’à la Chesapeake Bay pour visiter mon oncle R dans sa nouvelle maison au bord de l’eau. R avait récemment eu son premier bébé. Il ne vivait pas avec la mère (il côtoyait toujours plusieurs femmes en même temps), mais ils avaient décidé que ce serait bien d’avoir un endroit neutre à la campagne où ils pourraient se retrouver en famille de temps en temps. La femme avait donc acheté ce manoir sur le bord de la Chesapeake Bay, à quarante-cinq minutes de Washington D. C. (elle était l’unique héritière d’un célèbre président américain du début du siècle et l’argent ne posait pas de problème). Nous étions arrivés devant un portail blanc. La maison apparaissait au loin, derrière les arbres, comme un château. Mon oncle nous avait prévenus de ne pas emprunter le chemin le plus direct qui menait aux garages, et qui avait été abîmé par les orages. Il fallait tourner à droite, prendre le chemin qui contournait le parc, les grands pins et les saules pleureurs.
L’herbe était haute, nous sommes passés à côté d’un terrain de tennis couvert de branches d’arbres, de feuilles et de brindilles, le filet pendant à moitié par terre. Devant la maison nous attendait mon oncle, immense à côté de ma minuscule grand-mère, arrivée le matin même du Midwest. C’était une grande maison de briques rouges. La porte d’entrée donnait sur un hall avec un escalier de bois qui montait vers les étages supérieurs, où il y avait les chambres à coucher. Au fond du hall, deux grandes portes s’ouvraient sur une baie vaste comme la mer. La plupart des pièces étaient vides. De grands chandeliers de cristal pendaient des plafonds. Les lumières fonctionnaient une fois sur deux. J’avais une grande chambre sous les toits avec, comme seul meuble, un matelas posé sur le sol. Des toiles d’araignées pendaient des plafonds et il y avait des petits tas de mouches mortes au pied des lucarnes. Elles donnaient sur la baie et le parc qui s’étendait tout autour et qui nous donnait l’impression d’être seuls au monde.
R était grand, avec de larges épaules, une grosse tête et les cheveux en bataille. Il faisait des dinosaures en pâte à modeler et avait une grosse collection de comics vintage, les premiers Spiderman, X-men, Mad Magazine. C’était aussi mon parrain et, une fois, il m’avait emmené dans un magasin de bonbons, il m’avait donné un sac et dit: prends tout ce que tu veux. Il avait tendance à accumuler une grande quantité d’objets autour de lui, antiquités, souvenirs d’enfance, farces et attrapes, feux d’artifice, modèles de bateaux et de motos, dinosaures en terre cuite… On pouvait à peine circuler dans sa petite maison à Washington, tellement elle était bordélique.
Thomas Hellman est né à Montréal en 1975. Il est détenteur d’une maîtrise en littérature française de l’Université McGill. Auteur-compositeur, il a fait paraître quatre albums, dont le dernier, salué par la critique, rassemble ses adaptations musicales des poèmes de Roland Giguère. Il est également chroniqueur aux émissions Plus on est de fous, plus on lit! et La tête ailleurs à la radio de Radio-Canada.