232,8 °C d’oubli
Nietzsche, le premier, l’a formulé: la plus grande partie de notre activité mentale, nous l’employons à oublier, c’est pour nous autres humains une question vitale. En chacun de nous, quelque chose s’oppose à la lucidité avec une énergie considérable comme pour nous protéger de la fréquentation trop rapprochée de certaines évidences.
— Jean-Paul Curnier, Montrer l’invisible
La scène se déroule au musée McCord, à Montréal. J’anticipe le jour où je me retrouverai à nouveau devant le tableau. Lors de mes visites, je respecte consciencieusement le protocole que je me suis imposé: une fois par semaine, j’invite quelqu’un à aller voir ce tableau, mais je m’applique à ne faire aucune mise en contexte de cette huile sur bois et, une fois devant, j’interroge la personne qui m’accompagne pour savoir si l’événement représenté évoque chez elle un quelconque souvenir ou un événement connu, ne serait-ce que de façon lointaine. Chaque fois ou presque, à une ou deux exceptions près, on me répond «Non».
L’idée de ce projet visant à sonder l’oubli m’est venue un soir de novembre 2009, alors que j’attendais un ami, assise dans ma voiture, place d’Youville. J’avais arrêté le moteur malgré le froid humide et j’observais dans la pénombre l’endroit où je m’étais garée. C’était un stationnement des plus communs. Rien de bien exotique, quoique situé dans le Vieux-Montréal et entouré de bâtiments révélant aux regards avisés un pan de notre histoire. L’ami en question est alors entré dans ma voiture et, tandis que nous nous apprêtions à quitter l’aire de stationnement, il me raconta que nous étions exactement à l’emplacement où avait eu lieu l’incendie qui avait bouleversé le cours de l’Histoire, 160 ans plus tôt. Je sortis de la voiture et entrepris de chercher une indication, un panneau historique qui me permettrait d’en savoir plus, mais il n’y avait rien. J’interrogeai mon ami pour savoir s’il existait des archives sur cet incendie. Il m’indiqua que le peintre Joseph Légaré avait réalisé un tableau qui se trouvait au musée McCord: L’incendie du parlement de Montréal.
L’œuvre nous montre l’hôtel du Parlement de Montréal dévasté par les flammes alors qu’un attroupement de gens observe la scène. On peut y voir des pompiers un peu plus près du bâtiment; un des pompiers tient un boyau d’arrosage sectionné. L’événement peint par Légaré se déroule le soir du 25 avril 1849. De toute évidence, la scène est violente.
Sophie Castonguay est chargée de cours à l’École des arts visuels et médiatiques (ÉAVM) de l’UQAM et professeure en arts visuels au Cégep de Saint-Jérôme. L’étude des conditions de réception de l’œuvre d’art oriente depuis plusieurs années ses recherches dans la création de dispositifs performatifs à travers lesquels elle s’interroge sur les modalités favorisant une réception citoyenne de l’œuvre d’art. Son travail a été présenté dans plusieurs centres d’expositions au Québec, au Canada et en Europe.