Ta voix te survivra
L’année passée, je n’ai pas beaucoup lu. On a beau vouloir tout faire, le temps reste la même feuille de papier inusable qui se plie chaque jour en un nombre fini de morceaux. Contrairement à ce que dit la rumeur populaire, il ne s’étire pas, il y a des heures où on croirait qu’il n’est plus que le tranchant de la feuille, où il scie même un peu la peau. J’ai plutôt opté pour une activité moins monastique, j’ai écouté et j’écoute encore de la musique. La première fois que j’ai fait le constat suivant, la mâchoire m’en est tombée: la musique me rend supportable l’idée de la mort, et la traversée de nombreuses années amusicales en amplifie encore la portée. Au volant, j’enterre le bruit machinal des pistons, du frottement des pneus sur l’asphalte et des mulets-vapeur sous une avalanche de sons qui font sens, parce qu’ils calment ma peur de l’automobile. Euterpe, la toute réjouissante, me mettrait aussi hors machine? Bonnes raisons de vouloir retourner à l’art de sortir du temps en plongeant dans les temps. Il y a des jours où je lave la vaisselle, où je fais l’épicerie, où je range le linge plié en me mettant à l’écoute, parce que l’intensité musicale me donne l’illusion que je coupe le quotidien en rondelles, que je deviens une goutte du vinaigre qui fait grimacer les créateurs de la pelouse et les fabricants d’automobiles du vingt et unième siècle. Je suis à moins d’un doigt d’avancer cette évidence que la musique donne à entendre encore autre chose que les sons que j’entends objectivement; elle ouvre mes écoutilles. Ensuite, quand j’arrête, le silence domestique est une serre, et les gestes que je pose, changer les draps, marcher, préparer le souper, regarder par la fenêtre, m’apparaissent dans une simplicité où le moindre bruit devient lui aussi espace, et je ne peux m’empêcher ici de penser à Deleuze, qui disait quelque chose comme: il n’y a absolument pas de silence hors de la machine musicale.
Quand je suis seule et que je prête l’oreille à la musique, étendue sur le grand divan de velours marine, je ne fais rien d’autre. Et quand je suis avec d’autres devant un spectacle, nous nous taisons et ne faisons rien d’autre qu’écouter – par exemple, un soir mémorable à L’oblique – la chanteuse norvégo-canadienne Nina Nielsen, seule avec sa guitare, et tel air couplé avec telle voix et tel instrument me trouvent et laissent mon voisin de glace, comme si chaque personne avait sa propre fréquence radio. L’agencement a pour moi une telle puissance qu’il débusque le cœur dans la poitrine, le lièvre saute, mais se cogne, le pauvre n’a nulle part ailleurs où aller. La musique perce le bruit ambiant, se saisit de moi et m’emmène non pas autre part, mais plutôt me tétanise et m’ancre dans le sol, ici, maintenant. Quand je choisis Comme un Lego de Bashung, la lente hélicoïdale me transporte dans une géométrie que je reconnais, et qui me reconnaît, et qui pourtant chaque fois me surprend, où les mots entrent en moi par une porte dérobée, celle que les notes ont ouverte à mon corps presque défendant. Pour reprendre le vocabulaire propre à la mythologie grecque, je suis saisie et emportée. Et chaque reprise réactualise l’enfance, qui n’aime jamais rien tant que la répétition, remet l’adulte à sa place, celle de la vulnérabilité, du désarroi devant la vérité que la vérité est de la même eau que la musique, elles appartiennent toutes deux à l’ordre de l’irréductible.
J’ai un ami, abuseur du trio alcool, cigarette et café, qui dit qu’il ne faut pas abuser du quatrième art. Il est vrai que, dans son action, la musique s’apparente davantage à un ami qu’à une drogue. La partager avec un proche n’est pas comme lire le même livre ou être à table ensemble. Les mêmes notes entrent en nous en même temps, et, si le hasard veut que les sensibilités musicales soient semblables, les discussions deviennent inutiles, nous sommes en voiture. En écoutant Over Jordan de Papa M, nous savons que nous sommes pris en même temps dans un affect semblable. Les scientifiques diraient un peu sèchement que, chez les primates et les oiseaux, autres animaux chanteurs, la réception d’accords musicaux active le sillon temporal supérieur, ou la zone sociale du cerveau. Ils ajouteraient que, chez les humains, la musique génère des émotions qui en stimulent les structures profondes et primitives: le lobe moyen du cervelet et l’amygdale. Je dirais qu’elle a la capacité de défaire les nœuds entre humains pour venir en nouer d’autres, en chacun, qui ne demandent pas à être défaits, qui restent là quelques heures, des poings de vie bien serrés, bien tendus, pleins de la dignité d’être vivants et uniques.
Anne-Marie Régimbald est traductrice et réviseure linguistique.