L’avenir du lien social
Même si j’ai grandi, comme tout le monde, dans une société où les stéréotypes de genre façonnent les rapports humains, ma vision de la féminité a été ébranlée lorsque j’ai rencontré mon ancienne belle-mère. Lors du repas de Pâques où j’ai fait sa connaissance, elle m’a demandé au moins trois fois, avec un mélange d’inquiétude et de bienveillance, si je voulais un autre verre d’eau et si le menu du souper me convenait. Cette attitude m’a d’abord agacée, puis m’a rendue légèrement mal à l’aise lorsque je me suis rendu compte que ces questions, elle ne les adressait pas seulement à moi: elle les posait et reposait en alternance à chacune des personnes autour de la table. Ce souci était plus qu’un excès de politesse, plus qu’une tentative un peu maladroite de me mettre à l’aise; il était symptomatique d’un dévouement systématique, d’une tendance à faire du confort des autres sa préoccupation première à elle. J’ai découvert au fil des mois et des années qui ont suivi que la vie de cette femme – Lise – était faite d’une série d’habitudes qui dénotaient cette propension extrême au don de soi. Lorsqu’elle cuisinait de la soupe ou de la sauce à spaghetti pour les membres de sa famille, elle congelait tout en portions individuelles, et apposait sur chaque pot une étiquette sur laquelle était inscrite la liste de tous les ingrédients. «C’est pour les petits-enfants, m’a-t-elle expliqué une fois, soit ils sont difficiles, soit ils ont des allergies.» Elle passait beaucoup de temps dans les allées de la papeterie à choisir des cartes d’anniversaire ou de Noël, puis prenait la peine de composer de longs messages de souhaits sur du papier brouillon avant de tout recopier au propre dans la carte. Quand mon copain et moi dormions chez elle, nous trouvions toujours dans la chambre d’invités deux serviettes et deux débarbouillettes pliées avec une précision maniaque et déposées sur le couvre-lit. Elle ne disait jamais un mot plus haut que l’autre, usait d’euphémismes et de détours alambiqués pour éviter de froisser qui que ce soit lors des discussions, et si elle sentait poindre un désaccord, elle évitait la dispute en donnant automatiquement raison aux autres. Ces marques d’égard la rendaient touchante, mais elles suscitaient la plupart du temps des roulements d’yeux et des moqueries – des moqueries attendries, mais des moqueries quand même – chez ses proches. Même si j’ai vite aimé Lise sincèrement, j’ai plusieurs fois ri, non sans remords après, de ces manières d’être qui me paraissaient caricaturales et aux antipodes de l’image que j’avais d’une femme émancipée.
Il faut dire que sa personnalité pouvait s’expliquer en partie par sa trajectoire de vie. Après avoir passé son enfance dans une école tenue par des religieux catholiques qui ont travaillé à lui inculquer la discipline et le sens du sacrifice, elle a complété un cours commercial – les seules études qu’elle pouvait envisager, venant d’une famille modeste de dix enfants – où on lui a enseigné les rudiments du métier de secrétaire et les principes de base du savoir-être en milieu de travail. Si elle a occupé des emplois à différents moments de sa vie, comme beaucoup de femmes de son âge elle a dédié la plus grande partie de sa carrière à son travail de femme au foyer. Elle s’est réalisée à travers les réussites de ses quatre enfants, puis de ses petits-enfants, à travers les personnes qu’elle s’est consacrée à protéger. Le destin de mon ancienne belle-mère, s’il est moins linéaire que le très bref récit que j’en fais ici, n’a dans l’ensemble rien d’exceptionnel. Il ressemble à celui de tant d’autres femmes de sa génération, qui ont appris à trouver leur valeur, leur place dans le monde grâce à toutes les formes d’attention et de soin qu’elles prodiguent aux autres. Ces femmes, tout le monde en connaît et on en croise partout: ce sont nos mères, nos grands-mères, nos tantes, nos anciennes maîtresses d’école. Ce sont celles qu’on qualifie souvent, parfois avec affection, mais non sans une certaine part de dérision, de «p’tites madames».