L’aval
C’est devant nous. C’est énorme. Nous devrions écarquiller les yeux. Au contraire, nous nous montrons collectivement incapables de le voir. Après avoir amené la Chine à transformer son paysage industriel en une vaste zone franche permettant la production à rabais de biens de consommation mondiaux, voici qu’à l’inverse, l’oligarchie nord-américaine aménage chez elle une aire commerciale privilégiée, destinée à satisfaire les attentes de ses partenaires commerciaux chinois. La spirale régressive que suit l’État social en est à achever ici un nouveau tour vers le bas.
La Min Ying Holdings, un acteur financier chinois de premier plan dans le secteur des banques, de l’électricité, de l’assurance et de l’immobilier, titulaire d’actifs à hauteur d’un milliard de dollars, développera sous peu un centre de commerce international en Amérique afin d’y accueillir l’arrivée massive d’entrepreneurs chinois. Il s’agit de réduire au maximum le nombre d’intermédiaires locaux, qui séparent les ateliers de misère asiatiques des consommateurs occidentaux. Et c’est à Laval, au Québec, que cet establishment a planifié situer sa tête de pont.
À leur tour, les Chinois s’apprêtent à développer chez nous une zone franche. La Min Ying Holdings agit sur le territoire québécois en partenariat avec une entreprise chinoise installée à Mirabel, le Mirabel International Trading Center (mitc). Mirabel est déjà une zone franche créée par le gouvernement du Québec afin de favoriser «une économie d’avant-garde», mais il s’agit surtout d’un dispositif rétrograde consistant à exonérer d’impôts les entreprises qui s’y installent, en particulier dans le domaine aéronautique. La Zone de commerce international de Mirabel prévoit un taux d’imposition nul sur le revenu, une abolition de la taxe sur le capital, une exemption de cotisation au Fonds de service de santé, en plus de plusieurs autres mesures de soutien financier et crédits d’impôt. Le mitc y a été créé dans l’espoir d’attirer directement à Mirabel le Centre de commerce international chinois afin qu’il bénéficie de ces avantages. Le MITC s’est finalement rabattu sur Laval pour lui faire profiter des places de stationnement offertes là en plus grand nombre. Il y a fort à parier que la Min Yin Holdings a obtenu sur l’île Jésus les mêmes conditions que dans la zone franche.
Dans ses termes mêmes, ce projet relève d’une aberration économique. Alors que les villes nord-américaines ont réalisé la folie de se vider de leurs infrastructures industrielles pour essentiellement développer le secteur tertiaire, celui des services (mise en marché, distribution, vente…), voici que ce mégacentre commercial s’impose, avec pour conséquence de priver les centres urbains de cette catégorie d’emplois. Le lobbyiste québécois au départ responsable du dossier, cité par Le Journal de Montréal le 27 novembre 2013, explique qu’à la faveur de ce pôle commercial, «1 000 entreprises chinoises viendraient s’établir au Québec en éliminant les intermédiaires», c’est-à-dire les commerçants et fournisseurs d’ici. «Toute la production serait faite en Chine», en plus de la distribution, désormais également assurée jusqu’en Amérique par des acteurs chinois. Le Journal de Montréal ajoute que ce projet aura un effet immédiat sur le prix auquel les concurrents seraient eux-mêmes amenés à vendre leurs produits. Faisant référence à un centre comparable à Shanghai, un «paradis des consommateurs» qui sert de modèle au projet, il écrit qu’«on y retrouve plus de 62 000 kiosques qui présentent plus de 400 000 produits dont les prix de vente influencent les prix du marché». Ainsi, non seulement les commerçants locaux ne seront plus seuls à distribuer la production, mais ceux qui résistent à la concurrence devront subir ce dumping, c’est-à-dire, par exemple, vendre une casserole fabriquée par des enfants en Chine à cinquante cents plutôt qu’à un dollar, si tel est le prix que fixent les nouveaux concurrents.
Comble de confusion politique, ce lobbyiste responsable du dossier à Québec est un… indépendantiste, soit Roger Pomerleau, ex-député du Bloc québécois à Ottawa. Au nom de sa firme, Stratèges de l’avenir enrg. (sic), il demande officiellement au gouvernement québécois de «faciliter l’arrivée regroupée de 1 000 immigrants entrepreneurs chinois […] dans le cadre de l’ouverture d’un centre de commerce international nord-américain au Québec afin de rendre le Québec plus compétitif au niveau du commerce international». Les mille immigrants privilégiés par ce cadre «compétitif» conçu à leur avantage auraient à leur service le milieu proverbial de la construction, prêt à leur bâtir sur le champ «des maisons à 800 000$». On ne se retrouve pas à Laval par hasard. Les propriétaires du Groupe Montoni, actuel détenteur du terrain choisi par les investisseurs, se frottent déjà les mains. Ce n’est pas tant un quartier chinois qui se profile à l’horizon qu’une communauté fermée, donnant le la sur le plan économique et s’intégrant au Québec comme un puissant lobby. Et c’est au conditionnel, comme pour annoncer la duperie, que l’organe de presse de Québecor écrit: «Les entrepreneurs chinois se seraient engagés à apprendre le français […] et à fournir un minimum de 1 000 emplois à la population locale.» On pourrait réfléchir longtemps au sens que prend l’expression «population locale» lorsqu’elle est utilisée par un journal qui désigne ainsi son propre lectorat. Ce ne sont pas des gens qu’on accueille ici, mais le capital international et tout son pouvoir souverain, capable de rendre les citoyens, pourtant chez eux, étrangers.
Roger Pomerleau a récemment passé la main à l’ancien ministre libéral Martin Cauchon. Celui-ci pilote désormais le dossier, du moins le faisait-il pour le compte du cabinet d’avocats Heenan Blaikie, avant que ce dernier ne se dissolve en février 2014. «L’ancien premier ministre du Canada Jean Chrétien, maintenant avocat-conseil chez Heenan Blaikie, serait aussi impliqué, selon Roger Pomerleau», indique notre source. Peut-être Jean Chrétien soigne-t-il maintenant ce dossier chez Dentons Canada, dans le cadre de ses nouvelles fonctions en tant que spécialiste des «processus décisionnels gouvernementaux», selon les termes choisis par le chef de la direction du cabinet? En tous les cas, nous nous trouvons là en présence de trois responsables publics qui vendent potentiellement à des intérêts privés les informations de nature publique qu’ils ont obtenues dans l’exercice de leurs fonctions politiques.
Offshore Canada
Par un tel projet, c’est un bout de Laval qui devient une zone franche d’envergure internationale, satisfaisant tous les fournisseurs chinois qui s’y trouveront concentrés. «Des gens d’affaires de partout au Canada et aux États-Unis voyageraient à Laval pour conclure leurs ententes plutôt qu’en Chine», écrit Le Journal de Montréal.
On peut sérieusement craindre que la présence de la Min Ying Holdings accentue progressivement le statut offshore du Québec lui-même. La compagnie s’est habituée à la permissivité des régimes offshore, se trouvant enregistrée à Macao, un paradis fiscal d’une rare opacité à même l’Empire du Milieu. Cette législation est spécialisée dans l’enregistrement des sociétés, le secret bancaire y est blindé, et le taux de taxation, nul.
L’émigration d’investisseurs millionnaires chinois accentue clairement la dimension offshore de l’économie mondiale. WealthInsight, une firme d’information spécialisée dans l’identification des acteurs nantis, estimait en 2013 que les Chinois fortunés ont placé 658 milliards de dollars dans les paradis fiscaux. Les données sont continuellement en hausse.
Cette information n’est pas marginale, même si le Journal de Montréal et L’Écho de Laval, les seules publications qui l’ont rapportée, l’ont platement reléguée aux pages consacrées à l’«investissement». Elle nous donne une idée de la transformation offshore que vit le Canada: la Colombie-Britannique se développe comme plaque tournante du narcotrafic en provenance de l’Asie; l’Alberta, imitée en cela par la Saskatchewan, s’impose comme un pétro-État; l’Ontario est le repaire mondial des sociétés minières sévissant à l’étranger; le Québec est un minéralo-État s’intéressant à son tour au pétrole tout en étant l’hôte au Canada du cabinet Maples, l’une des plus grandes firmes spécialisées dans la création d’entités offshore, sans parler de son nouvel intérêt pour la filière de l’import-export chinois; enfin, la Nouvelle-Écosse a développé un programme d’embauche permettant aux firmes des Bermudes de faire exécuter leurs affaires courantes par des comptables d’Halifax tandis que leurs ayants droit jouissent dans cet archipel d’exonérations fiscales qui y justifient leur délocalisation…
Le tout est l’œuvre d’anciens parlementaires, ministres, voire premiers ministres qui connaissent les décideurs et maîtrisent tous les rouages de l’administration publique, qui agissent de façon à transformer l’appareil d’État en une machine à engranger du capital pour les oligarques industriels et financiers. Aucune de ces réalisations n’est soumise au débat public. Pendant ce temps, on laisse le peuple s’entre-déchirer autour de symboles identitaires qui passent pour les seuls thèmes à sa portée.
Alain Deneault est auteur d’essais critiques sur la finance et les politiques économiques. Son dernier essai, Paradis fiscaux. La filière canadienne, est paru chez Écosociété en 2014.