Éditorial

Les apprentissages

Depuis juillet, je fais de la boxe. C’est un entraînement exigeant, qui ne nécessite pas tant d’avoir de la force qu’une maîtrise de la technique, qui décuple la force. C’est aussi un art qui demande une certaine capacité de lecture. Après l’échauffement, on se place deux par deux pour pratiquer la technique des différents coups et esquives en séquences dictées par le prof. Parfois, c’est vrai que ça ressemble à de la danse. Tout le corps est sollicité, il faut être ancré mais léger, centré; il faut savoir bouger vite mais aussi faire le silence en soi pour anticiper les mouvements de l’autre et y répondre; il faut savoir lire son adversaire, être attentif à son langage pour le décoder. Mais je ne suis pas rendue là. Des fois, j’ai l’air de quelqu’un qui se noie. Et je bute sur les mêmes faiblesses, les mêmes mauvais réflexes. L’apprentissage demande de la patience, et il semble que la patience aussi soit un art.

Étant donné que je n’ai pas de partenaire régulier, je suis jumelée chaque fois avec une personne différente. Il y en a avec qui ça se fait tout seul, et avoir un partenaire avec qui l’entraînement est fluide, ça donne de la force et de la légèreté, parfois même de la grâce. Certaines rencontres ont été étranges, mais comment pourrait-il en être autrement quand deux corps, deux inconnus sont ainsi propulsés dans une proximité et une interaction intenses – corps, odeurs, regards, poings – et on sue, on crache l’effort, et on dévoile des aspects qu’en général on cherche à cacher – tics, peurs, mollesses, difficultés, laideur et visages crispés dans la douleur ou par l’effort. D’autres jumelages, plus rarement, se sont avérés frustrants, comme si justement on ne parvenait pas à s’adapter à l’autre ou qu’on ne voulait surtout pas qu’il lise en nous la faiblesse; on reste dans l’ombre et ni la rencontre ni le combat n’ont lieu. Je me suis aussi entraînée avec des gens à qui, dans d’autres circonstances, je n’aurais jamais adressé la parole, parce que mes a priori m’en auraient empêchée. C’est un cliché, mais c’est vrai: quand je fais l’effort de garder une posture d’ouverture envers l’autre, je découvre presque toujours quelqu’un de qui j’ai à apprendre. Ces rencontres-là ont été les plus riches.

Je ne dis pas qu’il faudrait vivre tous ensemble dans une naïve harmonie (la boxe serait sûrement interdite). Mais ces espaces que nous occupons, nous les partageons. Le meilleur lien est celui à travers lequel nous nous accordons mutuellement la reconnaissance, le droit à la parole, et mon geste à moi, même si je suis sans pouvoirs, et le geste que j’attends de l’autre, est très précisément celui-là, celui de s’accorder cette place et cette légitimité dans nos regards réciproques, de ne pas nous rendre indignes en nous les refusant. Marie José Mondzain, dans l’entretien du dossier, nous dit: «[…] la constitution subjective renvoie à ce en quoi nous avons droit ou non au regard de tout autre, à la reconnaissance dans le regard d’un autre. […] Il n’y a pas de vérité brute. Il y a des réponses à nos interrogations et on approche de plus en plus d’une vérité de la souffrance, d’une vérité des corps, d’une vérité du désir.»

Si la souffrance, le désir et la beauté du monde enrichissent et approfondissent notre regard, la subjectivité, elle, se construirait de cette reconnaissance et de la place que l’on accorde à l’autre dans le regard que nous portons sur lui; la lecture que je fais de l’autre et du monde serait tributaire de la place que l’on m’a ou non donnée et de la valeur que l’on a attribuée à ma parole. Aussi bien dire que ma liberté vous appartient.

Pas de liberté sans intersubjectivité, sans que me soient donnés les moyens de lire l’autre et le monde. Je ne peux pas boxer seule, ni apprendre seule la boxe. Le rôle des médias devrait être de nous aider à lire le monde pour que nous ayons au moins la possibilité de faire partie de sa construction. Par leur médiation, nous devrions pouvoir accéder à la distance critique nécessaire au déploiement du regard que nous portons sur les temps dans lesquels nous vivons et ainsi développer notre capacité d’agir et de juger, de comprendre comment ou combien ces temps nous affectent, nous réduisent ou au contraire nous font nous élever et grandir parce qu’ils nous inspirent. Or, pendant que le tissu social est démantelé et que le monde entier s’en va à droite, que l’accès au savoir, au logement, à un travail, à un salaire et à des conditions de vie décents continue de rétrécir, nous gesticulons, nous commentons.

Chose paradoxale, si le monde demeure illisible, il est également platement uniforme. Devant lui, c’est le plus souvent l’incompréhension, la fatigue, un sentiment d’impuissance et d’injustice qui m’assaillent. D’ailleurs, quand Jean Pichette m’a demandé d’écrire cet éditorial, j’ai d’abord refusé. Qu’est-ce que je pourrais dire qui n’ait déjà été dit, redit et répété. Mais la vérité, c’est simplement que je n’ai pas envie d’ajouter ma voix au bruit ambiant. Il y a tellement de bruit. C’est de silence que nous avons besoin. «I’d rather be a forest than a street.»

Me vient cette impression que nous faisons de notre monde un lieu inhospitalier, que, si nous en faisons partie, nous en sommes aussi étrangement exclus. Les systèmes contre lesquels il faudrait se battre sont gigantesques, ils restent dans l’ombre, c’est une bonne tactique, et ils étendent leur emprise sur des pans de plus en plus importants de nos vies – les banques, l’industrie pharmaceutique, des technologies, de l’agro-alimentaire, du tourisme, etc. Pas étonnant que l’on soit envahi par un sentiment d’impuissance. Pas étonnant que l’on préfère regarder ailleurs. Mais personne n’est dupe, on le sait qu’il fait sale temps. Comme le concluait Sylvain L’Espérance dans le tête-à-tête de notre dernier numéro, nous sommes en guerre, mais c’est une guerre invisible, perverse parce qu’on clame que nous sommes libres et égaux et qu’il n’y a partout que de bonnes intentions, et si vous dites le contraire, c’est que vous êtes rabat-joie et chiant; perverse, parce qu’il se passe très exactement le contraire de ce qui se dit («nous voulons protéger la démocratie») et les médias n’offrent pas le recul nécessaire à la compréhension de l’événement, on ne sait d’ailleurs plus très bien ce qui est vrai tant ils font office de courroie de transmission pour la «version officielle». Cette guerre génère de l’exclusion et détruit les subjectivités, la voix, le regard. Cela fait un bon moment qu’on se prend des jabs dans la gueule; un jab ne met pas KO, mais à la longue, ça rend quand même un peu moins vif…

À la lecture de certains des textes de ce numéro, quelque chose se met à vibrer. Lire peut faire ça. Lire peut aider à faire se répandre le silence. Alors je vois des visages ouverts, des mains occupées par l’écriture, tout le cœur investi dans le désir de partager un savoir, un état, quelque chose de soi pour l’autre, pour inspirer, pour aider à comprendre ce que nous sommes. Il y a ça aussi. Il y a l’horreur et la misère, et il y a la beauté des êtres que l’on côtoie, en personne ou par la lecture, leur générosité. C’est pour ça qu’il faut retrouver la force de résister et le goût d’agir, d’écrire; il faut apprendre ou réapprendre à lire; nous avons beaucoup de travail devant nous; nous avons beaucoup à apprendre. Tout comme apprendre à faire de la boxe, on enfile ses gants et on saute dans le ring. Vient un moment où on maîtrise la technique, et alors on sait comment envoyer un uppercut; ça vient de la hanche, un uppercut, ça vient d’en bas, et il y en a eu quelques-uns dans l’histoire de l’humanité.


Nous aimerions aussi apprendre à entendre. Dans ce numéro, Adéline Basile s’adresse aux lecteurs de Liberté depuis Ekuanitshit.


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N° 318: Encombrement médiatique

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