La jeune fille dévorée par le chat
J’ai voulu oublier cet endroit, les treize clients entassés dans un réduit, morts asphyxiés, au milieu des caisses de bières en carton. Chaque fois que je passais devant, je revenais au petit matin du 21 janvier 1975: la neige noircie par le feu, des restes de décorations de Noël sur le trottoir, moi et les autres passagers du bus hébétés devant un tel désastre. Une heure plus tard, j’étais assise dans une salle de classe, traumatisée, en train d’analyser un poème de Mallarmé. «Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui / Magnifique mais qui sans espoir se délivre / Pour n’avoir pas chanté la région où vivre / Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.»(Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui) Maintenant que j’y repense, à la différence de ce que je croyais, ces quelques vers imprimeraient en moi un chant désespéré.
L’été suivant cet hiver de feu, j’ai quitté mon adolescence et mon quartier. L’incident s’était résumé à des faits bruts. Un homme qui avait un karma de chat était responsable avec un complice de cette tuerie. Après avoir assassiné par balle le gérant, il met le feu à l’établissement. Il va mourir en cavale quelques jours plus tard dans un chalet des Laurentides, à Val-David, plus précisément, criblé de balles et criant, paraît-il, «mes osties» aux policiers qui l’avaient traqué. Dans Requiem pour un beau sans- cœur (1992), où le cinéaste Robert Morin s’inspire de cette figure pour tourner son premier film de fiction, ce fut comme si ces images venues plus tard m’avaient confirmé ce sentiment d’horreur qui m’habitait depuis le tragique évènement. Le réalisateur reconstitue la fuite du criminel, sa mise à mort dans des circonstances demeurées nébuleuses. Par un effet de transposition, à l’aide de brefs fragments, il construit un personnage effrité pour lequel il est possible d’éprouver une émotion esthétique en rappelant les terribles circonstances dont il devient le sujet.
Jusqu’au milieu des années 2000, le lieu était devenu un passage obligé quand je retournais au duplex familial visiter mes parents. Je jetais un coup d’œil rapide de la fenêtre du bus Beaubien. Deuxième étage d’un immeuble qui avait subi plusieurs transformations. Au fil des ans, différents commerces s’y étaient succédé, dont une garderie. Il faudrait dire que c’est un bar qui a brûlé, parler de son nom, Gargantua, et que ce lieu était fréquenté au moment de la tuerie par la petite pègre locale. À l’époque de l’incendie, j’avais passé les trois dernières années dans les transports en commun à égrener la liste de lectures imposées de mon cursus universitaire censée faire de moi presque une érudite. J’avais découvert Gargantua, ce géant débonnaire et jovial, né au milieu d’une orgie de vin et de nourriture, dévorant tout ce qui lui tombe sous la main. J’avais bien appris ma leçon, et ses aventures me rappelaient le comportement excessif, vulgaire, meurtrier que j’associais désormais à ce lieu.
Poète, romancière et nouvelliste, Carole David est née à Montréal. Son dernier recueil de poésie, L’année de ma disparition (2015), a remporté le Prix des libraires, le prix Québecor du Festival international de poésie de Trois-Rivières et a été finaliste au Grand Prix du livre de Montréal.