La déraison d’État

Pourquoi muselle-t-on les scientifiques canadiens?

Nous nous sommes bien fait avoir par les conservateurs. Par cette tactique qui consiste à enterrer les éléments faussement anodins d’un projet idéologique qui, à la fin, aura complètement réformé ou saccagé, d’une manière irréversible, les institutions publiques sous des termes techniques de budget, de projets de loi en liasse et de formules ambiguës utilisées lors d’annonces officielles. Et nulle part ailleurs qu’en sciences les dégâts n’auront été aussi importants, sans que le grand public en ait la moindre idée. Ce qui avait commencé par les manipulations honteuses des budgets en environnement s’est petit à petit transformé en une censure généralisée exercée sur des scientifiques canadiens. Un sondage de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada révélait en 2013 que 25% des professionnels scientifiques des services publics canadiens avaient directement été victimes d’ingérence politique et avaient été forcés d’exclure ou de modifier les résultats d’études, de sorte qu’aujourd’hui, 90% de l’ensemble desdits scientifiques ne sont plus à l’aise de s’exprimer librement en public.

En 2014 au Canada, la communauté scientifique vit sous un régime autoritaire. Le silence lui est imposé et les menaces de purge de personnel ou de coupes budgétaires pèsent pour les organismes qui oseraient contrevenir à ce mot d’ordre. Comme si une telle censure n’était pas déjà le comble, une série de nouvelles apparemment banales ont fait apparaître tout au long de 2013 ce qui se révèle maintenant comme une entreprise concertée pour faire fermer des dizaines de bibliothèques publiques scientifiques canadiennes, chez Pêches et Océans Canada (sept bibliothèques sur les onze existantes), à Environnement Canada, mais aussi à Santé Canada, mettant potentiellement en péril la santé des Canadiens. Ces projets de fermetures avaient d’abord été annoncés comme des programmes de modernisation et de numérisation, mais aucun plan concret de numérisation n’a finalement été mis en place et, dans les faits, la plupart des ouvrages élagués ont été soit perdus lors de transferts de livres, soit carrément envoyés au dépotoir. À la fin, oubliant même ses promesses creuses, le ministre des Pêches a bêtement déclaré en janvier dernier que, de toute manière, personne n’utilisait ces bibliothèques!

L’obscurantisme du présent

Il n’est pas difficile de voir dans ce saccage des ressources publiques une volonté du Parti conservateur de mettre la communauté scientifique au pas et de l’empêcher de nuire aux politiques de dérégulation en matière d’énergie ou d’exploitation des ressources naturelles. Mais le délire de ces pauvres gouvernants abrutis par le néolibéralisme a pris depuis longtemps une dimension idéologique qui excède l’aveuglement économique et les manigances visant à transférer le pouvoir gouvernemental à l’entreprise privée. Le Ottawa Citizen révélait par exemple en 2012 que des données aussi triviales que celles provenant des relevés du Conseil national de Recherches Canada au sujet des quantités de neige étaient maintenant pratiquement inaccessibles, à cause d’une bureaucratie paranoïaque devant relayer chaque demande individuelle à un bureau ministériel. Le Parti conservateur du Canada a probablement dépassé le stade du ressentiment à l’égard du discours scientifique. Il est aujourd’hui engagé dans une révolution qui relève des fondements mêmes du rapport au savoir.

La censure délibérée de spécialistes et la fermeture massive de bibliothèques n’ont rien d’un acte anodin. Devant elles, des images violentes d’autodafé et de mise à l’index, une histoire très lourde d’obscurantisme et de dérives totalitaires surgissent spontanément. On connaît l’existence de liens entre la direction du Parti conservateur du Canada et une certaine base chrétienne évangéliste ou fondamentaliste. Mais avant d’en conclure à une guerre ouverte contre la science au nom de la religion, il faudrait peut-être se rappeler ce que contenaient ces bibliothèques: principalement des données, beaucoup de données. Si on voulait définir l’obscurantisme à l’origine de la fermeture des bibliothèques et du musellement des scientifiques, il serait juste de souligner qu’il a plus à voir avec l’éclairage sur le présent qu’avec la connaissance dans ce qu’elle a de plus fondamental. C’est vraisemblablement au nom de ce même obscurantisme qu’en 2011 les conservateurs ont aboli l’obligation de remplir le long questionnaire du Recensement, privant ainsi Statistique Canada de toute forme de portrait objectif de la démographie canadienne.

Dans toutes ces mesures, on peut toujours percevoir une forme de calcul politique ou économique, mais il faut bien avouer qu’elles dépassent le calcul et proviennent d’une volonté de reconfigurer le rapport des Canadiens au monde. Servent-elles d’ailleurs à quelque chose? Du point de vue de ce renversement du rapport de force que le néolibéralisme tente d’établir entre l’entreprise privée et l’État, il y a pour ce dernier bien des gains à faire. Si seules quelques entreprises sont en mesure de dresser un portrait précis de notre présent, elles auront effectivement l’avantage sur les organismes extérieurs, publics ou citoyens, qui seraient tentés de dénoncer leurs excès. Mais il semble que ce ne soit pas uniquement au nom de ce rapport de force que les conservateurs mettent de l’avant l’obscurantisme face au présent. Car le néolibéralisme, après tout, n’a jamais été fort sur la censure. Sa jouissance, il la trouve à détourner, à l’avantage de l’entreprise privée, des investissements publics. Le combat du néolibéralisme contre ses détracteurs a toujours été mené sur le terrain de la justice civile, à travers une manipulation des ententes gouvernementales, des contrats publics et des procès intentés contre tous ses opposants. En général, le néolibéralisme croit sa cause juste et préfère démontrer que ses détracteurs sont dans l’erreur plutôt que de leur retirer l’accès à quelque donnée que ce soit. La pensée calculatrice des néolibéraux irait plutôt dans le sens d’un détournement des ressources publiques donnant à l’entreprise privée un accès privilégié à des données dont la collecte aurait été financée par le public. Mais, dans la réalité de ce voile jeté sur le présent, il semble y avoir un je-ne-sais-quoi qui se révèle exaspérant pour l’idéologie néolibérale, une chose excédant le calcul, touchant à la nature même de la science, et avec laquelle les conservateurs sont manifestement mal à l’aise. Si mal à l’aise qu’ils préfèrent encore faire l’impasse sur les données du présent plutôt que trouver une manière de détourner le financement public vers une restriction de leur accès.

La Bêtise absolue

Cette purge des données est bien motivée par le transfert de pouvoirs de l’État vers l’entreprise privée. John McDougall, le président du Conseil national de recherches Canada, l’a exprimé lorsqu’il déclarait en juin 2013 que les nouvelles idées ou les découvertes sont sans intérêt si elles ne connaissent pas d’application commerciale ou «sociétale», ce qui revient à dire que la science, au Canada, devrait se résumer, à partir de maintenant, à l’ingénierie et non plus se concentrer sur la recherche fondamentale. La stratégie est en droite ligne avec l’idée d’ignorer les données du présent, puisque l’ingénierie ne découvre rien, elle développe à partir du savoir existant. Or, l’industrie a toujours été fondée sur l’ingénierie et jamais sur la recherche fondamentale, qu’elle ne peut considérer que d’une manière somptuaire, comme une production inutile.

Même si les données du présent possèdent une valeur potentielle pour l’industrie, elles recèlent aussi une part menaçante, étrangère, irréductible à tout modèle écono­mique ou politique, et c’est peut-être ce qui fait peur aux conservateurs. Les données du présent pointent vers le devenir du monde, elles confirment souvent les modèles existants, mais peuvent aussi indiquer des incohérences susceptibles d’entraîner la rupture de ces modèles. L’État, lorsqu’il n’est pas au seul service de l’entreprise privée et de la prospérité, est responsable devant les données du présent. C’est à lui que revient la gestion des problèmes de santé publique, d’environnement, de population. Or, le Parti conservateur du Canada, abruti par l’idéologie néolibérale, a refoulé cette responsabilité jusqu’à sombrer dans une paranoïa typiquement conservatrice qui l’amène à systématiquement nier le présent. À croire, à la suite de Francis Fukuyama (l’économiste ultralibéral auteur de La fin de l’histoire et le dernier homme), que l’histoire est effectivement terminée. En tout cas, que les conservateurs se débrouillent pour qu’il en soit ainsi et que le transfert de pouvoir de l’État vers l’entreprise privée puisse suivre son cours sans imprévu.

On pourrait croire que le Parti conservateur du Canada est hégélien. Car son rapport à la science et au savoir est lié à la conviction profonde que nous sommes arrivés au savoir absolu et qu’il ne reste plus, aussi bien aux divers minis­tères s’occupant de science qu’au Conseil de recherches, qu’à travailler conjointement avec l’industrie pour un développement optimal des possibilités d’exploiter nos ressources et de tirer le meilleur rendement possible de la population active. Le Parti conservateur du Canada est hégélien, comme tous ces bêtes hégéliens du dix-neuvième siècle qui croyaient que l’histoire se terminait avec Hegel. Mais il suffit de se plonger dans l’Encyclopédie de Hegel pour voir la manière dont son travail de philosophe ne se faisait qu’à partir des données du présent, d’un présent en mouvement qu’il peinait à assembler, à agencer, pour en faire la manifestation de ce qu’il appelait l’Esprit absolu. Il y a chez Hegel un bricolage plutôt qu’un triomphe, un bricolage inouï, fascinant, mais qui n’a pu se faire qu’en dialogue avec tout ce que son époque produisait en fait de savoir et de données. Le Parti conservateur du Canada, dans sa paranoïa de la fin de l’histoire, croit être arrivé à l’Esprit absolu. Mais il n’atteint que la Bêtise. Et c’est au nom de cette Bêtise qu’il censure les plus grands esprits de ce pays, qu’il a jeté et qu’il jette encore par conteneurs des centaines de tonnes de rapports contenant les données du présent et qu’il confond recherche fondamentale et ingénierie. Croyant le Canada arrivé au pinacle du savoir, le Parti conservateur est en train de le figer dans le passé, dans un instantané de l’état des connaissances qui date d’il y a quelques années et dont il n’y aura bientôt plus rien à tirer, économiquement, socialement, environnementalement. Et tous les Canadiens en paieront alors le prix.

Mathieu Arsenault est auteur et critique. Il anime le blog Doctorak, Go! depuis novembre 2008. Son plus récent livre, La vie littéraire, est paru au Quartanier en 2014.

N° 304: La chanson dans tous les sens

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