Éditorial

Corps à corps

Sans vouloir vous embêter avec les détails triviaux de nos délais de production, il me semble tout de même nécessaire d’indiquer dès le départ que je vous écris de la fin du mois de novembre 2014. En ce moment, #BeenRapedNeverReported et #AgressionNonDénoncée ne semblent déjà plus trop intéresser les médias. À tout le moins, le mouvement a déjà perdu le génie de faire les manchettes. Le plus inquiétant n’est pourtant pas la capacité de la presse, de la radio et de la télévision à se désintéresser au plus vite de ce qui les obsédait la veille; c’est plutôt l’incertitude. Il est en effet trop tôt pour déceler si cette prise de parole saura déboucher sur une transformation des consciences au sujet de la violence faite aux femmes. Ma crainte est que, tout comme dans le cas du printemps étudiant et du mouvement des casseroles, la vague, sans s’éteindre de sa belle mort, ne parvienne pas à investir ou à créer des canaux à partir desquels il serait possible d’ébranler, ne serait-ce qu’un peu, le statu quo. Rappelons que le gouvernement Couillard est une conséquence indirecte du printemps 2012.

La déferlante de témoignages aura par contre eu le mérite de nous rappeler une évidence que notre monde gangrené par les statistiques, les profils et autres focus groups a tendance à obstruer: la domination est un fait qui arrive par le corps, à travers lui, et le pouvoir n’est pas une abstraction se déployant dans les limbes, mais une réalité capable de nous rentrer dedans. On avancera que, si les hommes avaient peut-être besoin de ça pour se rappeler cette vérité de La Palice, les femmes, elles, en sont chaque jour conscientes. Le principal bienfait du phénomène aura alors été de faire comprendre à une partie d’entre nous que la parole n’est pas toujours linéaire ou directe, qu’un laps de temps plus ou moins long ou sinueux peut s’avérer inévitable pour que l’on se résigne à la prendre, la parole. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les médias, de plus en plus séduits par les sirènes du rendement et de l’efficacité, ne semblent plus en mesure d’en faire entendre l’écho jusqu’au bout. Comme si la communication, trop obsédée par la notion de message, n’était plus en mesure d’entendre ou de concevoir la complexité paradoxale de la parole. Comme si celle-ci, comme les corps qui la portent, et dès lors la matérialité de chacun de nous, était devenue superflue dans notre époque comptable. L’impression s’incruste en moi d’autant plus que ces derniers jours ont vu débarquer le coulage de la stratégie de communication de TransCanada.

Les plans de communication du genre ne sont bien sûr pas une nouveauté. À d’autres époques, sous d’autres cieux, on les désignait même sous le doux nom de propagande. C’est peut-être dû à la proximité des deux événements dans le temps, mais rarement ai-je eu l’impression aussi nette que, si les inégalités se creusent, c’est surtout entre parole et communication que ça se passe. D’un côté, en effet, tentent de s’énoncer les paroles concrètes, émanant de personnes de chair et de sang, dont la portée politique est pour le moins aléatoire et, de l’autre, nous sont matraqués des plans stratégiques de communication de personnes morales, soit de pures abstractions juridiques, dont la capacité à moduler le monde à leur avantage est débridée. L’abstraction de la personne morale lui permet une capacité d’action impensable pour une personne de chair et de sang, justement limitée par la réalité de son corps même. On a très bien vu le phénomène être mis en œuvre dans le combat de Claude Robinson contre Cinar. Les procédures judiciaires s’étant étirées sur dix-huit ans, on n’a qu’à regarder des photos de Robinson au début et à la fin du parcours pour réaliser à quel point, pour un corps, un tel laps de temps est marquant. Que peut un être humain en face d’une armée de lobbyistes, d’avocats, d’experts-conseils en tout et son contraire, toujours frais et dispos parce que sans cesse renouvelables et remplaçables? Pour une personne morale, par contre, c’est le contraire, tout va comme sur des roulettes, et c’est précisément la finitude du corps de son adversaire qui lui permet de lui passer dessus. Cinar a beau être devenue entre-temps Cookie Jar Entertainment, avoir été rachetée puis absorbée par DHX Media, elle n’a pas, au cours du processus, souffert dans sa chair. Son immatérialité lui permet même de ne pas obtempérer aux décisions de la justice. Robinson a beau avoir eu gain de cause, il devra se battre pour obtenir son dû. On ne peut penser ici qu’au combat contre l’hydre. Vous lui coupez la tête et deux autres repoussent. L’image ne me vient pas par hasard. Il y a bien quelque chose de monstrueux dans la personne morale.

Le plus triste, c’est que les gouvernements s’en inspirent. Leur modèle, désormais, ce sont elles. Je vois encore Jean Charest, quand il était premier ministre, déclarer que s’il y avait opposition à son projet de réingénierie de l’État, c’était parce que son message ne passait pas. L’idée de dialoguer ne lui venait même pas à l’esprit. Ce qu’il fallait trouver, ce n’était pas la voie pour convaincre, mais une façon de faire avaler le morceau. Désormais, donc, du public au privé, ça communique sans que qui que ce soit prenne la parole. Et tout ça dans le but d’apposer des nombres dans des colonnes débits – idéalement dans des comptes offshore – ou d’atteindre le déficit zéro; bref, pour des abstractions. Et en attendant, comme toujours, c’est le concret qui trinque.

N° 307: La moitié du monde

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